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Vignoble bordelais

Pesticides : la santé des riverains en otage

Par Marion Guérin

REPORTAGE - Dans les communes viticoles bordelaises, la question des pesticides a clivé une population livrée à elle-même. La problématique locale peine à émerger dans les débats nationaux de santé publique. 

GAYET/SIPA
Le vignoble bordelais représente 117 500 hectares de vignes, soit 27% du vignoble français
En 2012, 2,36 millions d'hectolitres de vin bordelais ont été vendus pour un chiffre d'affaires de 4,3 milliards d'euros
La filière vitivinicole emploie 60 000 personnes sur l’ensemble du territoire girondin.
 


Dominique Vaurabourg fait tourner son verre à pied entre ses mains. « Un Sauternes rosé, vous n’avez jamais vu ça, hein ? C’est ma création ! » sourit-elle, pas peu fière. Dans le salon, le feu de cheminée crépite. Nous sommes au domaine de la Forêt, propriété plantée au milieu des parcelles de raisin blanc, dans le célèbre vignoble bordelais. « Mais pour le fabriquer, ton Sauternes, il a fallu tout un tas de produits phytosanitaires », lui fait remarquer son mari, Pierre, médecin et viticulteur tout à la fois.

A Preignac, le débat sur les pesticides s’est immiscé sous tous les toits. Depuis l’été 2015 et la parution de l’étude menée dans une école maternelle de la ville, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur ces toutes petites communes où naissent les plus grands vins. Les travaux montrent un excès de cancers pédiatriques dans l’établissement scolaire cerné de vignes régulièrement aspergées de pesticides (voir encadré). « Moi, je veux bien arrêter d’en utiliser, mais comment fait-on, après ? On laisse les vignes mourir ? La vérité, c’est qu’on ne sait pas faire autrement qu’avec le phytosanitaire », lance Pierre Vaurabourg.

"Ce n’est pas leur rôle" 

C'est le seul médecin qui ait accepté de nous recevoir. Il ne nie pas la toxicité des pesticides, mais ne n’insurge pas de la moindre mobilisation des médecins de la région. Quand de nombreux interlocuteurs évoquent une « omerta » dans ces communes où chacun a un fils, un frère ou un oncle viticulteur, lui pense surtout que la problématique outrepasse la mission des généralistes. « Nous sommes là pour soigner les gens, pas pour nous poser des questions, estime-t-il. C’est à l’Etat d’agir et d’interdire les pesticides en proposant une alternative ».

Son vœu a peu de chances d'être entendu. A l'approche de l'élection présidentielle, les candidats à la fonction suprême affûtent leurs arguments de campagne. Ils parleront d'emploi, d'austérité, de sécurité ou d'identité. La santé a déserté des débats  - si toutefois, elle fût un jour au coeur des programmes électoraux. Dans le Bordelais aussi, on se serait bien passé des problématiques sanitaires, mais les habitants n'ont pas vraiment eu le choix. 

A l’image du reste de la population locale, ici, les avis sont partagés. Dominique, infirmière de profession, voudrait que les industriels changent leurs pratiques et proposent des produits propres. « C’est sûr que les viticulteurs ne s’appesantissent pas sur le côté santé, mais ce n’est pas leur rôle ! ». Son époux s’interroge, lui, sur l’étude de Preignac, commandée par l’ancien maire étiqueté PS. « Il a toujours détesté les viticulteurs, assure-t-il. Quelle est la finalité réelle de ces travaux ? »

Et puis il y a Marine, la fille de Dominique. Elle a 27 ans, un visage souriant et une leucémie dont elle a guéri il y a deux ans. Le cancer est caractéristique d’une exposition aux pesticides, alors forcément, elle se « pose des questions » - elle a grandi ici. Un été, après avoir travaillé dans les vignes pour se faire un peu d’argent, son torse s’est « couvert de pustules » qui ont été traitées comme des allergies. Elle épluche les articles de presse et les études sur le sujet, s’interroge sur le rôle éventuel qu’elle pourrait jouer afin de faire avancer le combat local contre cette pollution.

« Le problème, c’est qu’ici, les personnes qui militent contre les pesticides sont dans la caricature et l’agressivité… Quand je dis que je suis fille de viticulteur, j’ai l’impression d’être la fille d’un assassin ! Du coup, les viticulteurs ne les écoutent pas, ils disent qu’on ne peut pas parler avec eux. Ils les prennent pour des gens d’extrême-gauche-Greenpeace-machin ». Autant dire que pour un corps électoral traditionnellement ancré à droite, la formule revêt un sens plutôt négatif.

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Pierre, Dominique et Marine Discussion autour des des pesticides


"Je n’ai pas l’âme d’une activiste"

A quelques kilomètres vit Pascale Mothes. La viticulture, elle n’y connaît pas grand-chose ; le militantisme, elle l’a appris sur le tard, lorsqu’elle a découvert que son enfant faisait partie des cas de cancers observés à l’école maternelle de Preignac. A l’époque, son fils de cinq ans avait reçu un diagnostic au nom bien compliqué, une leucémie aiguë lymphoblastique. Enceinte, elle allait souvent chez sa mère, dont la maison jouxtait des vignes ; elle se rappelle bien des épandages. Si le lien entre ce cancer et l’exposition in utero est aujourd’hui bien renseigné, « à l’époque, on ne connaissait pas tout cela et on n’en parlait pas ».  

Aujourd’hui, Lucas a grandi ; il est toujours malade. « Il a développé une arachnoïdite, maladie orpheline de la colonne vertébrale, liée aux traitements reçus pour sa leucémie, notamment aux nombreuses ponctions lombaires qu’il a subies », explique-t-elle. Quand elle a compris que les pesticides pouvaient éventuellement être liés à la leucémie de son fils, elle s’est mise à militer dans la commune, tant bien que mal. « Je n’ai pas l’âme d’une activiste, je ne sais pas y faire », soupire-t-elle.

La mère de famille s’est mise quelques personnes à dos, notamment quand elle a filmé, depuis la route, un viticulteur en train de pulvériser des pesticides sur ses vignes. « Il est venu vers moi, furieux. Je lui ai demandé ce qu’il utilisait comme produits, il m’a répondu : ‘rien que du poison, Madame !’ et il est reparti ». L’affaire a fait grand bruit parmi les viticulteurs. Pascale ne regrette pas son acte, parce qu’elle souhaite sensibiliser, prévenir. « Mais je ne veux pas cliver davantage, c’est déjà tellement compliqué… Je voudrais juste qu’on s’occupe de cet énorme problème de santé publique ».

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Pascale Mothes, habitante de Toulenne : « Je ne suis personne, je ne suis qu’une maman révoltée par cette histoire. J’essaye de fédérer »


A Langon, l’apprentie militante a réuni pour un débat des riverains et des professionnels des vignes, avec le soutien d’un collectif limousin de médecins engagés contre les pesticides, Alerte Médecins Pesticides. « Il y eu des échanges très costauds, notamment avec les irréductibles défendeurs de l’agriculture conventionnelle, qui ne veulent rien changer à leur pratique », raconte-t-elle. Malgré ses efforts, ici, le combat n’a pas encore pris corps. Dans les communes du Sauternais, tout le monde parle des pesticides mais personne n’ose ni ne sait comment agir. Quant aux maires, il ne faut pas compter sur leur loquacité : ils semblent tout autant dépassés par la situation.


 

Un grain de sable dans la botte

Il faut aller un peu plus haut pour trouver un foyer actif de mobilisation. Au nord de Bordeaux, dans le célèbre Médoc, c’est Maris-Lys Bibeyran qui incarne le combat contre les pesticides. Elle s’est fait un nom depuis l’enquête APAChe menée par Générations Futures en 2013, qui a révélé des taux de contamination aux pesticides chez les riverains des parcelles, et à laquelle elle a participé. Quand elle ne travaille pas dans les vignes en tant qu’employée agricole, elle enchaîne les rendez-vous et les coups de fil. Son association, Info Médoc Pesticides, rassemble plus d’une centaine de membres - des riverains, pour la plupart.

Elle non plus, n’a pas que des amis. Les institutions viticoles l’ont accusée d’être responsable des déboires économiques des appellations Listrac et Médoc. Sur Internet, elle a reçu une flopée d’insultes de travailleurs viticoles et a dû porter plainte. Attablée, dans son salon, elle ouvre la lettre qu’elle vient de recevoir par la Poste : c’est la mairie de Pauillac. La jeune femme voudrait utiliser la salle communale pour un débat sur les pesticides, elle a proposé huit dates. Toutes rejetées.

« Ce n’est pas grave, je trouverai un autre moyen », balaye celle qui n’a pas l’habitude de baisser les bras. Maris-Lys Bibeyran, c’est le grain de sable dans la botte du viticulteur. La militante écologiste rédige des prospectus pour inciter les salariés agricoles à se protéger des agents toxiques et limiter les taux d’imprégnation au quotidien - utiliser des gants, laver séparément ses vêtements de travail, changer de chaussures avant d’entrer dans sa voiture, savonner ses mains… Et, éventuellement, si la situation l’exige, évoquer son droit de retrait.

En effet, après un épandage, la législation impose, selon les produits utilisés, un délai de 6 à 48 heures de réentrée pour les travailleurs des vignes. « Le problème, c’est que si le tracteur de la parcelle d’à côté pulvérise, on se prend tout, forcément ». Les employés ont alors ordre d’aller de l’autre côté du terrain pour éviter de respirer les résidus du voisin, mais « parfois, c’est impossible ». Maris-Lys Bibeyran incite ainsi les travailleurs à être vigilants sur leur niveau d’exposition à ces produits avant d’entrer dans les vignes. D’autant plus qu’une étude a récemment mis en évidence une réminiscence importante de pesticides dans l’air, jusqu’à dix jours après des épandages.

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Marie-Lys Bibeyran, fondatrice d'Info Médoc Pesticides : « C'est compliqué, il y a un esprit féodal des viticulteurs sur leurs terres et leurs employés. On nous perçoit comme des ennemis.»

Marie-Lys Bibeyran a perdu son frère en octobre 2009. Il avait 47 ans ; lui aussi était ouvrier agricole dans les vignes. Elle lutte devant les tribunaux pour faire reconnaître comme maladie professionnelle le cancer des voies biliaires intrahépatiques qui l’a emporté. Un parcours du combattant : la pathologie n’est pas identifiée parmi celles potentiellement liées aux pesticides. Elle ne parvient pas à mettre la main sur la liste des produits auxquels son frère a été exposé au cours de sa carrière - l’employeur la lui refuse. Même son père, qui travaille dans le secteur, n’approuve pas toute cette agitation.

Elle voudrait faire bouger la loi, bannir les pesticides, au moins aux abords des lieux sensibles - écoles, EHPAD... A titre consolatoire, elle a obtenu un frémissement de la préfecture qui a émis un arrêté bannissant les épandages à 50 mètres de ces lieux – distance toutefois réductible à cinq mètres en fonction du pulvérisateur utilisé. Pas vraiment de quoi crier victoire.

Preignac : l’étude par laquelle tout est parti

C’est une institutrice de l’école maternelle de Preignac qui a sonné l’alarme. Elle trouvait étrangement répétitifs les cas de cancers pédiatriques dans son établissement et en a référé au maire d’alors, Jean-Piere Manceau, lequel a lui-même alerté l’ARS. Finalement, l’étude, publiée en été 2015, a montré que la prévalence des cancers était triplée par rapport à la moyenne nationale chez les enfants de cette école. Le lien avec une exposition aux pesticides n’est ni démontré, ni exclu dans ces travaux.

Les inquiétudes pèsent en effet sur ces lieux sensibles qui abritent des enfants à deux pas des vignes.En Gironde, on estime que 160 écoles seraient exposées aux pesticides. Récemment, à Villeneuve-de-Blaye, 23 élèves et leur institutrice ont été soudainement pris de vomissements, toux, picotements aux yeux et à la gorge… L’enquête a mis en cause les épandages de pesticides à proximité de l'établissement.


"Je voterai pour lui"

Ils en donc sont là, les habitants des communes viticoles du Bordelais. Clivés, dépassés par une problématique que certains veulent prendre à bras le corps quand d’autres préfèrent regarder ailleurs. Relégués malgré eux dans des camps sans nuances, les anti ou les pro. Dans les grandes villes, cela reviendrait à accuser le conducteur pour la pollution atmosphérique et le lobby du piéton pour la perte de productivité du secteur automobile.

« C’est dommage que les politiques ne s’emparent pas du sujet, il n’y a qu’eux qui peuvent vraiment agir », suggère Marie-Hélène, qui habite depuis 30 ans une maison de Listrac où les vignes se sont implantées à quelques mètres de sa fenêtre. Sur la terrasse, son mari a construit une baie vitrée pour les protéger des résidus ramenés par le vent ; quand elle aperçoit le tracteur qui pulvérise, elle cloître ses petits enfants venus passer leurs vacances à la campagne.

Ce n’est pas assez et elle le sait. « Si l’un des candidats à la présidentielle faisait campagne sur le thème des pesticides, je voterais pour lui, quelque soit son bord », déclare-t-elle. Elle qui n’a que peu d’affinités avec la droite glisserait bien dans l’urne un bulletin pour Alain Juppé, maire de Bordeaux, s’il tenait un discours volontariste sur la question. « Mais bon, j’ai l’impression qu’il n’en a cure, de tout ça ».

Nouveaux consommateurs

Pourtant, du volontarisme politique, il en faudra pour venir à bout de cette pollution. Alors que l’ARS Aquitaine met en avant la nécessité de mettre en place des plans d’urbanisme pour protéger les riverains (voir papier suivant), à l’heure actuelle, les logiques semblent aller en sens inverse. Dans son PLU (plan local d'urbanisme), la mairie de Listrac envisage de céder à prix cassés de nouveaux terrains aux viticulteurs. Un particulier a d'ailleurs vendu une parcelle d'un hectare, juste à côté d'une maison - et il y a fort à parier que la vigne qui y poussera ne sera pas traitée en bio.

Le bio, justement. Dans la région, c’est presque un gros mot que beaucoup évitent de prononcer. Dans le Bordelais, cette forme d’agriculture reste minoritaire et semée de difficultés - c’est encore un mode agriculture qui s’invente et s’expérimente, et les autorités comme les syndicats professionnels l'ont jusqu'à présent très peu encouragé.

« Le problème du bio, c’est qu’on n’a pas le droit à l’erreur », souligne Maxime Julliot, qui dirige à Listrac une exploitation viticole de 16 hectares traitées avec des biopesticides. Lui en a fait une cette année, il a semble-t-il mal appliqué les produits et n’aura qu’une maigre récolte, ce qui ne manquera pas de nourrir l’argumentaire des réticents du coin. « Notre image se professionnalise mais tant que la filière ne sera pas structurée en vin naturel, ils garderont du viticulteur bio une représentation bordélique, un peu poète, pas très rigoureux, raconte-t-il. Ils préfèreront se souvenir des mauvaises années enregistrées chez les bio, et oublier celles qui ont très bien marché ».

Maxime Julliot, lui, n’attend pas grand-chose du politique. Il pense que les changements viendront de la base, que la demande façonnera l’offre industrielle - Bayer, Monsanto et autres géants commencent déjà à investir le terrain des biopesticides. Le viticulteur évoque les « rurbains », ces citadins qui s’installent à la campagne pour profiter de son air pur, et qui n’entendent pas fuir le dioxyde de carbone pour se retrouver au milieu des pesticides. Il parle aussi des consommateurs, plus nombreux à opter pour du vin bio, « même si on risque plus la cirrhose que l’intoxication aux pesticides » à travers la seule consommation de vin.  

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Maxime Julliot, viticulteur bio de Listrac : « C'est paradoxal : ce qui fera évoluer la situation, c'est le consommateur final qui ne risque pas grand-chose, plutôt que les professionnels directement concernés. »

Mais il faudra du temps pour faire évoluer les pratiques. Chaque année, le Bordelais verse 2700 tonnes de pesticides sur ses vignes et en France, tous secteurs confus, il se vend environ 62 700 tonnes de substances actives - nous sommes les champions d'Europe - et la viticulteur en consomme 20 %. Lors de l’inauguration de la Cité des Vins à Bordeaux en mai dernier, le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB), représentant des viticulteurs bordelais, a prêché en faveur d’une sortie des pesticides. François Hollande et Alain Juppé étaient présents mais nul ne sait ce qu’ils ont entendu. 
 

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