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L’interview du week-end

"Les vagues de comportements suicidaires ont suivi les vagues de l’épidémie de Covid-19"

Par Geneviève Andrianaly

Ces deux dernières années, le moral des jeunes en a pris un coup à cause de la pandémie. Dernièrement, les passages d'adolescents aux urgences pour des crises suicidaires ont de nouveau augmenté. Mais quelles sont les causes de cette inquiétante tendance ? Sylvie Tordjman, professeur en pédopsychiatrie et cheffe du pôle de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (PHUPEA) au centre hospitalier Guillaume Régnier, à Rennes, nous explique pourquoi les mineurs sont toujours plus en souffrance.

CandyRetriever/iStock

- Pourquoi Docteur : D’après un récent bulletin mensuel publié par Santé publique France, du 28 mars au 3 avril 2022, les venues aux urgences pour des comportements suicidaires et des troubles de l’humeur se maintenaient à des niveaux élevés, comparables pour les 11-14 ans, voire supérieurs pour les 15-17 ans et les 18-24 ans, à ceux observés début 2021. Et dernièrement, la ligne d’écoute 3114, lancée en octobre dernier, reçoit de plus en plus de mineurs en détresse. Avez-vous également constaté une augmentation des crises suicidaires chez les adolescents ces dernières semaines ?

Sylvie Tordjman : Aux urgences pédiatriques du centre hospitalier universitaire de Rennes, l’équipe mobile d’urgence pédopsychiatrique (EMUP) accueille les crises suicidaires des jeunes de moins de 16 ans, puis les suit sur plusieurs rendez-vous se déroulant au centre-médico-psychologique du PHUPEA ou à domicile. L’EMUP s’est rendue compte que, depuis le reconfinement de fin octobre 2020, de plus en plus de mineurs traversent des crises suicidaires. Depuis la création de notre équipe en 2010, on note habituellement 20 à 25 crises suicidaires maximum par mois chez les moins de 16 ans, incluant les tentatives de suicide et les idées suicidaires.

En mars 2020, période durant laquelle tous les Français étaient contraints de rester chez eux, les chiffres des crises suicidaires étaient normaux. Ainsi, durant le premier confinement, on a accueilli 5 jeunes pour tentatives de suicide et 8 pour des idées suicidaires, soit 13 crises suicidaires. Un an après, soit en mars 2021, 55 crises suicidaires ont été enregistrées chez les adolescents. La hausse de ces comportements a également été observée en mars 2022, avec 51 crises suicidaires rapportées. Autre fait inquiétant : les tentatives de suicide sont actuellement plus sévères avec une dose médicamenteuse absorbée plus importante.

En général, le nombre de passages aux urgences accueillis par l’EMUP est de 40 à 60. Le mois dernier, il s’élevait à 75, dont 51 passages pour des crises suicidaires. À l’hôpital, on a aussi constaté, depuis le premier confinement, que les arrivées aux urgences pour des troubles du comportement alimentaire étaient de plus en plus nombreuses. En mars 2020, les jeunes étaient confinés chez eux avec leurs parents et leurs frères et sœurs. Cette hausse était peut-être liée aux difficultés rencontrées pour gérer les conflits intrafamiliaux. Habituellement, un seul lit est occupé en pédiatrie, aux grands enfants, pour des troubles du comportement alimentaire. Actuellement et depuis des mois, 7 à 9 lits sont occupés par ces jeunes.

- Quel est le profil des adolescents qui ont des idées et des gestes suicidaires ?

Les mineurs les plus touchés par les comportements suicidaires et les troubles du comportement alimentaire sont les filles. Ces dernières expriment plus leur souffrance, à savoir leur douleur morale ou physique, que les jeunes garçons, chez lesquels ces gestes et ces idées évoluent plus à bas bruit. En clair, cela ne veut pas dire que les garçons sont moins vulnérables que les filles, cela signifie qu’ils font moins part à leur entourage de leur mal-être.

Nous avons également remarqué que les adolescents faisant des crises suicidaires sont de plus en plus jeunes. Actuellement, ces comportements concernent aussi les 10-12 ans, tandis qu’avant il s’agissait surtout de mineurs âgés de 14-15 ans. Ce rajeunissement des patients suicidaires peut être rapproché d’un défaut de contenance y compris familiale. À cet âge, les enfants ont besoin d’un cadre, mais dans certaines familles, il existe parfois une absence de règles, par exemple aucune heure régulière fixe pour manger ou se coucher, ce qui peut entraîner une désynchronisation des horloges biologiques source de vulnérabilité aux troubles anxiodépressifs.

- Comment expliquer cette augmentation des crises suicidaires qui se poursuit en 2022 chez les jeunes ?

Malheureusement, les vagues de comportements suicidaires ont suivi les vagues de l’épidémie de Covid-19. Par exemple, lorsque la France est entrée en octobre 2020 dans un deuxième confinement partiel, une grande anxiété a été observée chez les adolescents du fait du contexte d’incertitude. Ils avaient l’impression de ne plus voir le bout du tunnel. De plus, les médias ne cessaient de relayer le nombre décès. En novembre, on a noté une augmentation de plus de 100 % des crises suicidaires, avec une prépondérance chez les filles.

En janvier et février 2021, une baisse des crises suicidaires a été observée mais une nouvelle flambée de ces comportements a été constatée en mars 2021, lorsqu’un reconfinement a été mis en place dans 19 départements français. Durant les grandes vacances, les chiffres avaient de nouveau baissé. En novembre 2021, on a noté de nouveau une hausse des gestes et des idées suicidaires, car le gouvernement avait annoncé de nouvelles restrictions, en particulier le port du masque dans les écoles.

En clair, les vagues épidémiques ont amplifié l’état de mal-être qui existait déjà chez certains adolescents, mais qu’ils arrivaient à gérer avant grâce aux liens sociaux ou à la pratique d’une activité physique. Les mineurs avaient peur d’un reconfinement. Ils souffraient d’une anxiété anticipatrice et leur système de défense habituel était débordé. Ces derniers avaient du mal à se projeter dans l’avenir. À cet âge, on veut explorer le monde, prendre des risques, devenir plus autonome, mais avec la crise sanitaire, ce n’était pas possible.

En 2022, le même scénario s’est reproduit. Durant les deux premiers mois de l’année, les niveaux de passages aux urgences pour des crises suicidaires étaient en baisse. En mars, ils ont de nouveau augmenté comme s’il existait un trop-plein de stress et d’angoisse que les adolescents n’arrivaient plus à contenir à cause du climat anxiogène lié à la crise sanitaire à laquelle s’ajoutaient des événements stressants, tels que la guerre en Ukraine ou la période électorale.

Pendant les confinements, les addictions aux écrans et aux réseaux sociaux ont augmenté chez les jeunes. Sur ces plateformes, les risques de harcèlement sont plus élevés. Résultat : les adolescents ne peuvent pas se ressourcer en dehors de l’école, ce qui peut avoir un effet délétère sur la santé mentale des mineurs. Mais l’utilisation des réseaux sociaux a aussi des avantages. Ils permettent de rester en lien avec ses amis.

- Quels signes permettent de repérer qu’un adolescent est en souffrance ?

Cette souffrance se manifeste de différentes façons chez chaque jeune. Mais les proches doivent être sensibles à tout changement de comportement, au désinvestissement brutal d’une activité sociale, sportive ou scolaire qui était avant particulièrement importante pour l’adolescent. Ces signes qui apparaissent soudainement peuvent refléter une dépression masquée, et indiquer une potentielle crise suicidaire.

- Comment venir en aide à ces jeunes en détresse psychologique ?

Il est nécessaire, à chaque fois que cela est possible, d’éviter d’hospitaliser les adolescents qui sont en souffrance psychique. Cette solution peut être envisagée si l’on ne peut pas faire autrement. Afin d’aider ces mineurs fragilisés par la crise sanitaire, il convient de mettre en place un suivi, y compris à domicile, et de construire une alliance thérapeutique avec leur famille, plus précisément avec leurs parents et notamment le père. Le rôle de la famille est en effet essentiel. D’après une de nos études, qui a suivi des mineurs ayant fait des crises suicidaires pendant un an, le risque suicidaire diminue d’autant plus que l’alliance thérapeutique a pu se construire avec les parents, en particulier le père, et que la cohésion familiale augmente. Il semble donc important d’aider les jeunes à mieux contenir leur stress et angoisse, à partir d’un travail sur la contenance groupale.

Pour venir en aide à ces jeunes en détresse psychologique, on mise également sur la contenance corporelle grâce à l’hypnose et à des séances de relaxation. L’idée est de les aider à mieux contenir les montées d’angoisses et à gérer leur impulsivité qui, dans la même étude longitudinale que notre équipe a menée, s’est révélée être le facteur prédictif un an plus tard des crises suicidaires. On veille également au respect de la contenance physiologique. Ainsi, ces adolescents doivent avoir un bon rythme de sommeil. Lorsque ce dernier est désynchronisé, les risques de développer une dépression ou de souffrir d’anxiété sont plus élevés. On peut comparer cela au jeu de culbuto. Si le socle physiologique n’est pas en place, les fondations sont absentes, et il y a un risque d’effondrement face à des événements stressants qui font pencher l’adolescent.

- Pensez-vous que le remboursement de huit séances chez le psychologue pour tous les patients âgés de plus de 3 ans peut aider ces mineurs vulnérables ?

Cela peut être utile, mais après avoir travaillé sur la contenance corporelle et la contenance familiale avec le développement d’une alliance thérapeutique parentale. Ce sont des prérequis nécessaires avant la mise en place d’une psychothérapie en individuel.