C’était un 18 juillet 1995. Une de ces journées d'été où la chaleur colle aux cols pyrénéens et où les coureurs du Tour de France s'apprêtent à franchir les cimes les plus rudes. Ce jour-là, le peloton abordait la descente du col de Portet-d’Aspet, dans la 15e étape reliant Saint-Girons à Cauterets. L'Italien Fabio Casartelli, champion olympique à Barcelone en 1992, jeune talent prometteur de l'équipe Motorola, bascula dans l'éternité en une fraction de seconde.
À haute vitesse dans une courbe mal négociée, son vélo a dérapé. Casartelli a été projeté contre un muret en pierre. Sans casque, comme c’était alors l’usage, sa tête a heurté violemment la roche. Quelques instants plus tard, un homme arrive sur les lieux. Ce n’est pas un coureur, ni un journaliste. C’est le Dr Gérard Porte, médecin en chef du Tour de France. Il tentera l’impossible.
- Dr Jean-François Lemoine : Gérard, trente ans après, cette scène vous hante encore ?
Gérard Porte : Bien sûr. C’est impossible d’oublier. Je suis arrivé très vite sur place. En fait, j'étais juste derrière, avec la voiture médicale. J’ai vu son vélo partir, j’ai vu la chute. Et j’ai su, en courant vers lui, que ce serait grave. C’était un garçon lumineux, gentil, apprécié de tous. Et là, en quelques secondes, il n’y avait plus rien à faire. J’ai tenté, évidemment, c’était mon rôle. Mais je savais…
- Est-ce que c’est à ce moment-là qu’a commencé la vraie prise de conscience sur la sécurité ?
Oui, même si elle a été lente. À l'époque, on ne portait pas de casque en descente, parfois pas du tout. Ce n’est qu’en 2003 que le port du casque a été rendu obligatoire. Il a fallu du temps. Mais la mort de Fabio a marqué une génération. Moi, j’en ai longtemps fait des cauchemars. Pas pour moi. Pour lui. Et pour sa famille.
- On parle beaucoup cette année des chutes. Vous qui avez suivi des centaines d’étapes, il y en a vraiment plus qu’avant ?
Pas forcément. Il y a toujours eu beaucoup de chutes, surtout en première semaine. Le peloton est encore nerveux, les automatismes ne sont pas en place, les ambitions sont intactes. Mais aujourd’hui, chaque chute est vue, revue, ralentie, disséquée. On retransmet les étapes dans leur intégralité, avec des dizaines de caméras, des drones, des ralentis sur toutes les chaînes. Rien ne nous échappe. Alors, forcément, on a l’impression qu’il y en a plus, qu’elles sont plus graves.
"Chaque coureur joue gros, il faut être devant, s'imposer"
C’est un effet de loupe, un miroir grossissant. Avant, une chute passait inaperçue si elle n’impliquait pas un leader. Aujourd’hui, même la moindre glissade en queue de peloton fait le tour du monde en une minute. Les pelotons sont très denses au départ, il y a 180 coureurs et pas encore de hiérarchie naturelle. Les étapes sont plus courtes, donc on roule plus vite. Et puis le Tour, c’est la vitrine. Chaque coureur joue gros. Il faut être devant, frotter, prendre la roue, s’imposer. Ça pousse, ça chute.
- Est-ce qu’on pourrait faire mieux en matière de prévention ?
Il y a des progrès. Mais certains facteurs sont presque impossibles à contrôler : les aménagements routiers (ralentisseurs, rétrécissements, ronds-points…), les oreillettes qui donnent des consignes en permanence, et des vélos hyper rigides, ultra performants mais qui ne pardonnent rien. Sans parler du stress, de la pression, du public, des motos, des drones… C’est une scène de guerre parfois, pas une promenade.
- Est-ce que le rôle du médecin a changé ?
Beaucoup. À mon époque, on était deux ou trois à suivre le Tour. Maintenant, c’est une armée médicale. Mais l’essence reste la même : être là, vite, et faire au mieux. Et parfois, comme pour Casartelli, rester impuissant. J’ai toujours pensé que le médecin du Tour, c’est un pompier de course. Il arrive toujours trop tard, mais il doit quand même essayer d’éteindre l’incendie.
- Pourquoi ne parle-t-on pas plus souvent des chutes, alors qu’elles sont omniprésentes ?
Parce que ça fait peur. Parce que ça casse le rêve. Le Tour, c’est l’héroïsme, l’effort, la beauté. Une chute, c’est la chair contre le bitume, le sang, la fin brutale.
"Chaque chute est un avertissement"
On préfère les victoires à bras levés que les drames à flamme rouge. Mais il faudrait en parler. Pour comprendre, pour prévenir. Pour ne pas oublier Fabio.
- Un mot pour conclure ?
Le vélo reste un sport magnifique. Mais il ne doit pas être une loterie. Chaque coureur a une famille, une vie. Et chaque chute est un avertissement. Trente ans après, je continue de penser à Fabio. Il n’avait que 24 ans. Et il est mort pour une descente, un virage, une pierre. C’est peu pour une vie. Et énorme pour une mémoire.


