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L'interview du week-end

"Avec les maladies toujours plus nombreuses, il est naïf de penser qu’on vivra toujours plus vieux"

Par Stanislas Deve

En quoi les activités humaines, à travers l’alimentation et la pollution, génèrent de plus en plus de maladies chroniques telles que l’obésité, les pathologies cardiovasculaires ou encore les cancers ? Quelques éléments de réponses avec le médecin Jean-David Zeitoun, auteur d’un ouvrage sur la question.

Nastco / istock

Jean-David Zeitoun, médecin et épidémiologiste, spécialiste en hépato-gastroentérologie, est notamment l’auteur du livre Le suicide de l’espèce - Comment les activités humaines produisent de plus en plus de maladies, dont la version poche doit paraître aux éditions Pocket en avril prochain, après une publication en format broché chez Denoël en 2023.

Pourquoi Docteur : Le sous-titre de votre livre est très explicite. Quelles sont ces "activités humaines" et ces "maladies" ?

Jean-David Zeitoun : Les activités humaines pathogènes produisent aujourd’hui de plus en plus de maladies chroniques, comme les pathologies cardiovasculaires et les cancers – les deux plus gros tueurs à l’échelle mondiale – mais également le diabète et l’obésité, l’hypertension artérielle, les problèmes respiratoires, les maladies auto-immunes, les troubles mentaux... Ces maladies existaient déjà avant ces activités humaines et n’y sont pas associées de façon spécifique, c’est la raison pour laquelle il y a aujourd’hui une sous-reconnaissance, une sous-estimation du problème. Parmi les activités humaines pathogènes, les deux pires risques sanitaires sont le risque alimentaire et le risque environnemental avec la pollution. D’une part, car la taille d’impact est énorme : 5 millions de morts causés par l’un, 9 millions par l’autre – et encore, on est sûrement loin du compte. D’autre part, car ce sont des risques en croissance : l’obésité et la pollution ne cessent d’augmenter, alors que le tabagisme par exemple, qui est responsable d’au moins 7 millions de morts chaque année, soit davantage que l’obésité, diminue lentement.

Auriez-vous des exemples de liens entre activités humaines et maladies ?

Il y a notamment un lien avéré entre les aliments ultra-transformés et l’émergence (ou l’activation) de maladies inflammatoires intestinales chroniques, mais également entre la pollution et les maladies cardiovasculaires et les cancers, et peut-être même les maladies mentales.

Quelles sont les conséquences de ces "risques en croissance" sur la société ?

L’espérance de vie a beaucoup progressé ces dernières décennies, mais il y a aujourd’hui des signes qu’elle ne progresse plus autant : soit elle régresse, soit elle progresse moins vite que ce qu’elle pourrait, soit elle ne progresse pas pour tout le monde alors qu’elle le devrait. Cette augmentation des risques a des conséquences sur toute la société : sur les systèmes de soins, qui sont surchargés de travail et ont de moins en moins de moyens, sur l’économie, car cela coûte très cher et n’est pas rentable, sur la santé mentale des gens, qui voient bien qu’il y a un problème structurel...

Parmi les activités humaines pathogènes, les deux pires risques sanitaires sont le risque alimentaire et le risque environnemental avec la pollution.

Vous mettez donc fin au mythe "On vivra toujours plus vieux"...

Avec l’espérance de vie qui stagne et les maladies toujours plus nombreuses, il est naïf de penser qu’on vivra toujours plus vieux. D’autant que l’espérance de vie ne fait pas tout, elle n’est pas un but en soi : une fin de vie avec des maladies et des traitements n’est pas forcément enviable. Au vu des enquêtes d’opinion, les gens préfèrent vivre moins longtemps et en bonne santé plutôt que l’inverse. On se trompe donc un peu de combat. En pratique on peut avoir les deux, la qualité et la durée de vie, mais pour cela il faut changer le système actuel.

Quelle est la part des activités humaines dans l’essor de ces maladies chroniques ?

On sait que pour l’environnement, la part des activités humaines représente 25 % de la mortalité et du fardeau des maladies dans le monde. Mais l’environnement n’est pas tout, il y a également le tabac, l’alimentation, etc. Au bout du compte, on devrait arriver à 30, 40 voire 50 %, mais difficile à dire, car personne n’a pu quantifier précisément la part de responsabilité qu’ont les activités humaines.

On a constaté, avec le Covid, la capacité de certains virus à muter facilement... Certains facteurs de l’activité humaine augmentent-ils la fréquence des mutations ?

Ce que l’on sait, c’est que l’empreinte environnementale des activités humaines augmente le risque de pathogènes émergents, car les habitats des animaux sont détruits et les virus qui sont normalement présents sur les animaux ont plus de probabilité de "sauter" sur les humains, et donc de provoquer des maladies humaines.

Vous parlez d’une "offre de risque" proposée par les industries pathogènes. Pouvez-vous préciser ?

Les risques sont produits, donc de fait, c’est une offre. Il y a des offres directes, des produits toxiques directement vendus et achetés par la population, comme le tabac, l’alcool, les aliments ultra-transformés ou encore les drogues, même si c’est un marché non légal. Les gens achètent ces produits qu’ils savent ou non risqués. Il y a ensuite des offres indirectes, des produits toxiques qui sont créés par les industries mais que personne n’achète : les populations y sont juste exposées. C’est le cas avec les pollutions aux hydrocarbures, les contaminations chimiques... Bref, tout ce qui est lié aux retombées environnementales de la production d’autres produits (énergie, transports, biens de conso...).

C’est un faux consentement de la part des populations. On peut clairement parler de manipulation : toutes les industries qui produisent des risques cherchent à minimiser la perception de leur impact.

En face, il y a une "demande de risque"... Dans quelle mesure les milliards d’êtres humains ont-ils aussi une part de responsabilité ?

La responsabilité est peut-être croisée, mais elle est très déséquilibrée, et pèse disproportionnellement sur les épaules des producteurs. Les populations sont en effet obligées de se nourrir et ne peuvent pas vraiment sortir du système. Elles n’ont pas tellement le choix de cette "demande".

Pourquoi consentons-nous à ces risques alors que nous les savons nocifs ? Simplement parce que la malbouffe, par exemple, est plus accessible ?

C’est un faux consentement. Certains facteurs expliquent pourquoi nous consentons à ces risques : la contrainte économique, la dépendance physique ou psychologique, l’influence de la publicité... On ne peut pas parler de marché libre, de libre-arbitre, d’idéal libéral quand autant de facteurs viennent biaiser cette soi-disant demande. Il y a une demande dans les faits mais pas dans l’intention. On peut clairement parler de manipulation : toutes les industries qui produisent des risques cherchent à minimiser la perception de leur impact auprès des consommateurs.

Les aliments transformés sont régulièrement pointés du doigt par les études scientifiques. Comment en est-on arrivé à une telle transformation industrielle des aliments ?

A partir des années 1970, l’industrie agroalimentaire s’est engagée dans une immense entreprise de transformation de l’alimentation humaine. Elle a changé ses processus de production pour des raisons qui étaient complètement défendables, comme nourrir tout le monde de façon pratique et bon marché. L’intention, initialement, n’était pas mauvaise dans un contexte de croissance économique, industrielle et démographique, et donc de changement de modèle de société. C’est seulement à la fin des années 1990 qu’on s’est aperçu que les aliments industriels transformés étaient plus mauvais pour la santé qu’on ne croyait. Mais en face, l’industrie est très puissante et, pour l’instant, résiste fortement pour ne pas changer.

Les politiques devraient s’opposer au marché par la taxation et la détaxation, comme ils le font déjà pour de nombreux produits. Ils pourraient aussi mieux encadrer le marketing publicitaire, mieux sanctionner le mensonge, la tromperie...

Est-ce avec la même "bonne intention" que les industries ont créé le problème environnemental, ou peut-on parler de négligence ?

Je dirais qu’il y a une non-intention, même si je ne peux pas la prouver. Concernant la pollution, souvent, il n’y a pas de volonté de faire du mal, ni de bien faire. Il y a juste une intention de minimiser les contraintes et les coûts, ce qui peut avoir pour conséquence de produire de façon polluante. Et l’industrie se débrouille ensuite pour que cela ne se voit pas trop... C’est de la négligence mêlée à une obsession de réduction des coûts en vue de faire du profit.


Quel est le rôle et la responsabilité des Etats dans cette négligence ?

Les Etats sont censés réguler, fixer les règles du jeu et les faire appliquer. Si ce n’est pas fait, c’est selon moi davantage par faiblesse et par sous-estimation que par malhonnêteté. Ils se rendent compte qu’il y a un problème, mais pas de la taille du problème, et ils surestiment la difficulté à traiter le problème, alors qu’en réalité ils ont le pouvoir de le faire. Leur peur, c’est qu’à chaque fois qu’ils essaient de réguler ou de taxer une industrie, celle-ci les menace de destructions d’emplois. Cela en devient ridicule : on ne va pas toucher à une entreprise polluante car une de ses usines françaises emploie quelques milliers de salariés et menace de licencier, alors même que la pollution qu’elle génère va être responsable de la mort d’infiniment plus de personnes. C’est disproportionnel. La comparaison ne devrait même pas être posée...

Que peuvent faire les pouvoirs publics pour protéger les citoyens ?

Au XIXe siècle, les pouvoirs publics ont par exemple forcé les compagnies d’eau à servir de l’eau potable, les entreprises d’hygiène à nettoyer les rues pour éviter les contaminations. Aujourd’hui, ils ont pris des mesures concernant d’autres industries problématiques, comme le tabac, l’amiante, la peinture au plomb... Pour le reste, et notamment la question alimentaire, les Etats ne s’impliquent pas, ou très peu. Nutri-Score, par exemple, est signe d’une défaillance, car les autorités ne l’ont pas rendu obligatoire, alors qu’il devrait l’être. Ce n’est ni punitif, ni liberticide, les gens ont juste le droit de savoir ce qu’ils mangent.

Je plaide pour une transition alimentaire, qui est déjà très documentée : il faut aller vers une alimentation plus végétale et moins animale, plus locale et moins carbonée, plus fraîche et moins transformée. Quand on fait ça, on gagne sur tout.

Les politiques devraient donc s’opposer au marché et imposer des règles. Par exemple, faire en sorte qu’un produit frais soit plus abordable qu’un produit ultra-transformé ?

Oui, par la taxation et la détaxation, comme ils le font déjà pour de nombreux produits. Il faut une incitation économique et un cadre légal, sinon il n’y a pas d’évolution possible. Les lois pourraient également modifier les règles publicitaires, mieux encadrer le marketing, mieux sanctionner le mensonge, la tromperie... On l’a fait pour le tabac, pourquoi ne pourrait-on pas le faire pour la malbouffe ? La science économique, quand elle est défaillante, échoue gravement à protéger la santé et l’environnement, qui sont pourtant sa matière première car sans individus ni environnement, il n’y a pas d’économie.

A la fin de votre ouvrage, vous évoquez des remèdes potentiels contre ce "suicide de l’espèce" annoncé...

Je plaide pour une transition alimentaire, qui est déjà très documentée : il faut aller vers une alimentation plus végétale et moins animale, plus locale et moins carbonée, plus fraîche et moins transformée. Quand on fait ça, on gagne sur tout : on améliore la santé, l’environnement et, à terme, l’économie dans son ensemble car les maladies arrêtent de proliférer. On sait aujourd’hui comment doit évoluer notre alimentation, la question est de savoir comment on l’articule avec une transition agricole – et on a constaté, avec la colère des agriculteurs de ces dernières semaines, que c’est difficile, mais ce n’est pas impossible.

La santé en soi n’est pas un programme politique, mais le bien-être doit l’être. Dès lors que notre environnement et notre santé sont moins dégradés, on jouit d’une meilleure qualité de vie et on a de meilleures perspectives d’avenir.

Comment les populations peuvent-elles se rééduquer à la bonne alimentation ?

Ce n’est pas sur les citoyens, qui peinent déjà à s’en sortir, que doit reposer la responsabilité. Les industries et politiques, avec leur vision libérale, n’ont de cesse de reporter le problème sur l’individu, que ce soit sur l’alimentation ou sur l’empreinte carbone. Mais ce n’est pas au citoyen de faire un calcul mathématique au supermarché pour savoir ce qu’il doit consommer ou ne pas consommer. C’est d’abord aux politiques de contraindre les entreprises à proposer 80 % d’aliments frais et 20 % de produits industriels dans les supermarchés, et pas le contraire. Ensuite, on pourra accompagner les citoyens autour de la bonne alimentation. Rappelons que les goûts et les désirs évoluent avec le marché : quand on expose les gens à un produit de consommation différent, ils finissent souvent par l’apprécier.

Le résultat de cette transition alimentaire serait, selon vous, une transition épidémiologique, où la vie serait remise au cœur de la politique...

La santé en soi n’est pas un programme politique, mais le bien-être doit l’être. Dès lors que notre environnement et notre santé sont moins dégradés, on jouit d’une meilleure qualité de vie et on a de meilleures perspectives d’avenir. Or on n’entend aucun responsable politique en parler dans ces termes, alors que les attentes des Français sont là. On pourrait tout simplement parler du "vivre mieux".