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Interview de la semaine

"La cigarette électronique est davantage un produit de détournement du tabagisme qu'une porte d'entrée"

Par Thierry Borsa

La baisse du tabagisme serait-elle en panne en France ? Certains chiffres le laissent penser alors que l'affaire des cigarettes électroniques jetable, les "puffs", que le ministre de la santé voudrait interdire, relance le débat sur les vertus ou les dangers du vapotage. Voici la position, sans détour, du Pr Bertrand Dautzenberg, pneumologue à la Salpêtrière à Paris, sur ces sujets. 

iStock/diego_cervo

- Pourquoi Docteur : La baisse du tabagisme en France a été très importante de 2014 à 2019 mais des chiffres récemment diffusés montrent que cette baisse se serait arrêtée, et même que le nombre de fumeurs continuerait d’augmenter dans certaines catégories. Aurait-on sur le tabagisme, un peu comme en matière de sécurité routière, atteint un seuil incompressible de fumeurs ?

Pr Bertrand Dautzenberg : La réponse est non ! Le problème, c’est le chiffre du tabac en France qui est mal mesuré puisque l’on a seulement des grandes enquêtes qui sont faites par Santé Publique France et qui sont publiées quasiment un an et demi ou deux ans après la collecte des données et les chiffres de l’INCA qui ont été mesurés en plein Covid, ce qui a vraiment pas mal faussé les mesures, malgré toutes les corrections qui y ont été apportées. Le Covid a un peu modifié la vie des Français et certains ont fumé plus, d’autres moins, donc il y a des biais qui sont explicables.

La deuxième mesure que l’on a du tabagisme, ce sont les livraisons des cigarettes qui sont beaucoup plus fiables et qui sont annoncées mois par mois et région par région. C’est très homogène avec des petits effets que l’on voit sur les secteurs frontaliers quand on augmente les prix, et il y a globalement une diminution permanente.

Sur les 10 ou 15 dernières années, on voit que les ventes du tabac diminuent beaucoup. Nous sommes à 30 milliards de cigarettes vendues par an, nous étions à 84 milliards au moment où Jacques Chirac a déclaré la guerre au tabac avec le premier Plan Cancer. Cette diminution constante va conduire à moins de 5% de fumeurs en 2032 comme prévu. Il est anticipé que tous les jeunes nés après 2014 seront non-fumeurs à 18 ans et je pense que nous sommes sur la bonne trajectoire.

- Quelles sont les données sur lesquelles vous vous appuyez pour justifier votre optimisme ?

Si on regarde d’autres chiffres plus récents qui ont été publiés pour l’année 2022, alors que les chiffres avancés ces derniers jours datent de 2021, là encore on a une diminution et l’on arrive à 16% de fumeurs réguliers alors que l’on était parti de trois fois plus avant. Il y a par ailleurs les chiffres de l’étude Escapade, réalisée lors de la journée Défense et citoyenneté, avec des jeunes de 18 ans, garçons et filles, et donc vraiment représentative de la population française, et ces données montrent un effondrement constant de la consommation de tabac et qui s’est même accéléré depuis la précédente enquête.

- Cet effondrement se traduit-il par une diminution des conséquences du tabagisme sur la santé ?

C’est très très net ! Les chiffres les plus nets, c’est sur le cancer du poumon qui est une maladie qui est liée essentiellement au tabac et là on a une évolution chez les hommes et chez les femmes. Chez les hommes c’est en diminution très importante, notamment chez les moins de 45 ans. Aujourd’hui, il y a un tiers de cancers du poumon de moins qu’il y a 30 ans chez les hommes alors que chez les femmes cela continue à augmenter, mais on arrive à la fin de cette augmentation. Et quand on regarde les courbes de cancers du poumon et de ventes de tabac elles sont exactement parallèles, même s’il y a un délai de 15-20 ans entre la cause et les effets.

Mais attention, ces chiffres positifs ne doivent pas cacher que l’on a encore 75.000 morts par an à cause du tabagisme ! On en meurt toujours beaucoup plus que du Sida ou des accidents de la route ! Le tabac reste de très loin la première cause de mort évitable en France, donc on ne peut pas dire que l’affaire est gagnée.

- Le gouvernement vient d’annoncer une nouvelle hausse des prix du tabac, certaines associations de lutte contre le tabagisme voudraient aller encore plus loin. Qu’en pensez-vous ?

On est sur une trajectoire de diminution qui me plait. On pourrait aller un peu plus vite mais il faut rester raisonnable. D’autant que si l’on prend des mesures qui ne sont pas acceptées, il y a des effets rebond. On l’a vu avec le premier Plan cancer lorsque les prix du tabac avaient augmenté de façon considérable, cela avait provoqué un effondrement de la consommation mais au bout de deux ou trois ans c’était devenu socialement difficile à accepter et finalement il y a eu une sorte de retour en arrière avec Nicolas Sarkozy qui a moins augmenté les prix du tabac que ne l'était le niveau de l’inflation. Actuellement on est un peu entre deux eaux puisqu'on dit que l’on augmente le tabac alors que l’on ne fait qu’à peine rattraper l’inflation.

Mais le prix du tabac en France reste l’un des plus chers d’Europe et nous avons aussi quelque chose de très favorable puisque le prix de l’arrêt du tabac est, lui, un des moins chers d’Europe. Les substituts nicotiniques sont de grands acquis pour les gens qui décident de s’arrêter de fumer. Il reste que l’on va moins vite que les Anglais sur l’arrêt du tabac : ils sont à 15% de fumeurs, nous sommes toujours à 25% et ils prévoient d’arriver à 5% de fumeurs pour toute la population alors que chez nous ce chiffre n’est visé que pour les moins de 18 ans. Pour cela, ils ont des mesures efficaces comme celle qui vient de consister à distribuer un million de cigarettes électroniques à des gens qui en avaient besoin.

- Justement, le débat existe toujours sur cette cigarette électronique, est-elle salutaire, est-elle dangereuse ? Aujourd’hui la discussion se focalise sur sa formule jetable, les « puffs » que le ministre de la Santé se dit prêt à interdire…

En France, la cigarette électronique a une position qui est combattue par certains et pour moi de façon contre-productive. La "puff" qui est une cigarette électronique très particulière est surtout une bêtise sur le plan de l’écologie puisque ce produit contient du plastique, du métal et une pile et qu’il est le plus souvent jeté par terre après usage !

Avec ces cigarettes jetables, nous avons été épargnés en France par le problème des liquides trafiqués qu’ont connu les Etats-Unis grâce à une législation européenne adaptée. Cette législation désigne le taux de nicotine en milligrammes par millilitre -notamment parce que de grands laboratoires souhaitaient au moment de la négociation que ces produits puissent être présentés comme des médicaments- ce qui permet de bloquer tous les produits qui ont des taux plus élevés et qui ne devraient pas être vendus en France, même si certains arrivent sur le marché par des voies détournées.

- Mais faut-il oui ou non interdire ces "puffs", voire mettre de nouvelles contraintes sur l’usage de toute cigarette électronique ?

Ces produits plaisent aux jeunes mais aussi aux adultes ! Je le vois chez certains de mes patients en consultation de tabacologie, il y en a un certain nombre qui ont acheté des "puffs" et auxquels je dis 'mais ne prenez pas un truc jetable, achetez plutôt un appareil que vous remplissez vous-même, il y en a qui sont ultra simples à utiliser'.

Mais nous sommes en train de finaliser une étude sur l’effet de la cigarette électronique sur l’initiation au tabagisme chez les jeunes et qui montre que tout ce que l’on raconte, ce sont des bêtises ou en tout cas une mauvaise interprétation des études. Je continue de croire que la cigarette électronique est davantage un produit de détournement du tabagisme qu’une porte d’entrée, même si je n’ai pas encore tous les éléments concrets pour l’affirmer avec certitude avant de l’avoir démontré.

Pour l’instant, si on prend les données objectives, la majorité des cigarettes électroniques qui sont utilisées par les jeunes le sont après avoir pris du tabac. Le premier produit consommé, c’est le tabac, la cigarette électronique n’arrive qu’en second ce qui montre bien que ce n’est pas elle qui est la porte d’entrée vers le tabagisme que l’on a déjà expérimenté avant, c’est l’inverse !

- Les cigarettes électroniques permettent de vapoter avec des produits qui contiennent de la nicotine qui génère une dépendance. Est-ce que cela ne représente tout de même pas un risque de plonger ou replonger dans le tabagisme ?

Au point de vue des risques théoriques, on peut toujours penser cela, au point de vue des risques pratiques on peut penser aussi que, pour ceux qui ont commencé à fumer, conserver la bonne dose de nicotine c’est le plus sûr moyen de sortir de la cigarette.

- Sur ces effets de la nicotine, quelle différence entre une cigarette électronique et une vraie cigarette ?

Il y a une énorme différence entre la cigarette électronique et la cigarette, c’est la cinétique de la délivrance de la nicotine. Quand elle est délivrée de façon extrêmement rapide en pic de nicotine, en quelques petites minutes, alors elle crée l’addiction puisqu’à la fin d’une cigarette il y a chez beaucoup de fumeurs plus de nicotine que de récepteurs nicotiniques libres pour recevoir cette nicotine, leur cerveau leur envoie alors un signal en retour en désensibilisant un peu les récepteurs et en multipliant leur nombre. Donc chaque cigarette fumée donne envie de fumer la suivante !

Si vous prenez une chicha, par exemple, qui est aussi épouvantablement toxique et je suis tout à fait contre ce produit, mais cela ne met que 45 minutes à monter au lieu de 5 minutes avec une cigarette, il n’y a pas de dépassement des récepteurs et il y a moins de dépendance qui s’installe. C’est le principe des patchs avec une délivrance continue qui ne génère aucune dépendance.

Pour la cigarette électronique, la façon de l’utiliser, dans la réalité, c’est de prendre deux ou trois bouffées, de s’arrêter, deux trois autres bouffées et de s’arrêter à nouveau, donc d’avoir une courbe assez plate de délivrance de nicotine. Evidemment, si un vapoteur reproduit la façon de fumer d’un fumeur de cigarette, on va retrouver le pic de nicotine et ses effets sur la dépendance, mais dans la vraie vie, ce n’est que très rarement le cas, ce n’est pas comme cela que fument les vapoteurs qui ne prennent que de toutes petites doses et non pas le grand verre cul sec comme avec une cigarette !

Le pouvoir addictogène à la nicotine de la cigarette électronique est ainsi bien bien moindre que celui de la cigarette. Quand on compare en Angleterre ceux qui utilisent des substituts nicotiniques et ceux qui préfèrent la cigarette électronique, on s’aperçoit que ces derniers sont plus nombreux à s’arrêter de fumer au bout d’un an.

Pourtant, un pays, l’Australie, a déjà interdit la cigarette électronique jetable et vient d’annoncer des mesures strictes pour limiter le vapotage. Ce ne serait donc pas, à vous entendre, un exemple à suivre ?

Proposer des prohibitions de cigarette électronique dans les pays dans lesquels on fume encore, c’est n’importe quoi ! L’Australie l’a fait mais dans ce pays il y a moins de 1% de fumeurs chez les 18 ans. A partir du moment où il n’y a plus de fumeurs, faut-il interdire la cigarette électronique ? J’avais dit oui dans un premier temps, maintenant j’en suis moins sûr : en Australie, depuis qu’il n’y a plus de fumeurs, il y a toujours 6% de jeunes qui utilisent la cigarette électronique … et ils ne deviennent pas fumeurs !

Dans les pays où il y a 20% de fumeurs, il faut la rendre obligatoire, là où il y a 10% de fumeurs il faut voir et dans les pays où il n’y a plus de fumeurs, peut-être faut-il l’interdire. Pour tout fumeur, la cigarette électronique c’est bien, pour tout non-fumeur, il faut l'éviter !