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Famille et maladie

"Les fratries d'enfants gravement malades sont reléguées à la périphérie de la vie"

Par Thierry Borsa

Le 10 avril était la "Journée des Fratries". A cette occasion, nous avons rencontré Muriel Scibilia qui vient de publier le livre "Sortir de l'ombre" dans lequel elle donne la parole à des frères et soeurs d'enfants gravement malades. Des fratries qui voient souvent leurs propres vies mises entre parenthèses.

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- Pourquoi Docteur : Vous venez de publier un livre, « Sortir de l’ombre », qui souligne les difficultés que rencontrent les frères et sœurs d’enfants malades. Comment avez-vous été sensibilisée sur ce sujet ?

Muriel Scibilia : Il y a un lien avec mon histoire personnelle. J’ai une fille qui a eu un cancer quand elle avait 11 ans il y a une quinzaine d’années et suite à cette expérience qui a été très violente – j’ai passé près d’un an et demi avec elle à l’hôpital- j’ai pu voir des tas de choses, ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas  et cela m’a poussée à écrire un premier livre, « Côté nuit, côté soleil » dans lequel j’ai donné la parole à des jeunes qui avaient eu un cancer en leur demandant ce qu’il y avait eu de plus douloureux, quelle avait été la partie la plus sombre de la maladie, mais aussi ce qui leur était arrivé d’exceptionnel, de magique, car c’est la partie que l’on connait le moins bien dans la maladie. Et ils m’ont raconté ce qu’ils retenaient, quelques années plus tard, de cette traversée du cancer.

A ma très grande surprise ce livre a été très bien accueilli et dans le contexte des présentations de cet ouvrage, j’ai commencé à sentir qu’il y avait un grand trou : on parle de mieux en mieux des patients, des parents, mais la pièce manquante du puzzle, c’est vraiment les frères et sœurs. Et j’ai été contactée par une jeune fille qui voulait faire de mon livre le support de son travail de maîtrise. Elle m’a raconté que si elle avait choisi ce sujet de mémoire, c’est parce qu’elle avait un frère qui avait été atteint d’un cancer … et je ne parvenais pas à l’arrêter de parler ! Et puis un ami qui venait lui aussi d’écrire un livre me l’a fait parvenir avec une dédicace pour moi-même, pour mon mari … et pour ma deuxième fille qui avait un peu « disparu » du fait de la maladie de sa sœur. Cela a été un électrochoc. J’ai pris conscience de la manière dont les frères et sœurs, quand on est pris dans ce genre de dynamique, sont vraiment relégués à la périphérie de la vie.

- Ces conséquences pour un frère ou une sœur sont les mêmes, quelle que soit la maladie ?

Il y a énormément d’analogies dès que l’on parle de maladies graves, qu’elles soient physiques, psychiques ou qu’il s’agisse de handicap. Ce qui fonde le bouleversement de la vie des fratries, c’est la durée. Lorsqu’il se produit un accident avec des conséquences graves, tout la famille fait corps mais il y a une fin à tout cela après laquelle chacun va reprendre son rôle, sa place. Dans le cancer pédiatrique, l’autisme, la mucoviscidose ou les handicaps très graves, ce n’est pas la même chose, il n’y a pas de fin, il y a une mobilisation de tout le monde et des parents en particulier de tous les instants, la vie est complètement transformée, elle devient dépendante de ce qui se passe pour celui qui est malade.

- Votre propre famille s’est retrouvée dans cette situation, comment l’avez-vous vécue ?

Nous, nous avons la chance de faire partie des parents « éclairés » avec la possibilité de faire beaucoup de choses, d’échanger avec de nombreuses personnes, mais ce n’est pas le cas de tous les parents et c’est aussi une des raisons de l’écriture de ce livre. Nous étions attentifs à plein de choses, par exemple nous étions nuit et jour à l’hôpital avec notre fille malade mais rarement tous les deux, l’un était présent, l’autre était avec notre deuxième fille pour qu’elle ne se sente pas abandonnée. Nous avons fait tout ce que l’on pouvait mais malgré cela il y a quelque chose qui vous échappe, qui fait que chacune de vos fibres est complètement arrimée à la nécessité de sauver l’enfant qui est en danger. Cela laisse des séquelles pour l’autre.

- Les témoins qui s’expriment dans votre livre ont tous été des frères ou sœurs d’enfants malades. Ce sont aujourd’hui de jeunes adultes. Que faut-il retenir de leurs récits ?

Il fallait en effet en parler avec des gens qui avaient du recul, des jeunes entre 20 et 30 ans qui avaient vécu ces situations enfants. C’est bouleversant d’aller chercher cette mémoire, de mettre des mots sur des vécus refoulés. Il y a énormément de points communs dans tous ces témoignages, quel que soit le milieu familial. Le premier, c’est que ces jeunes vont petit à petit oublier ce que sont leurs propres besoins. L’autre, parce qu’il est malade, parce qu’il ne va pas bien, va toujours être prioritaire et les frères et sœurs se mettent entre parenthèses. Ils sont aussi face à un sentiment d’impuissance, aussi bien face à la souffrance du frère ou de la sœur que face aux inquiétudes des parents qui vivent des situations très complexes y compris sur le plan matériel, et il y a aussi le besoin d’aider. Et si les parents ne recadrent pas comme il le faut, les frères et sœurs vont prendre leur place et vont devenir soit le parent de celui qui est malade soit le parent des parents qu’ils voient s’effondrer. Dans les témoignages que j’ai recueillis, il y en a au moins deux où les jeunes ont perdu un frère et qui disent « je ne pouvais même pas pleurer tant que mes parents étaient malheureux ». Ces larmes longtemps retenues, elles déferlent longtemps après et cela peut amener à des dépressions.

- Peut-il y avoir aussi des sentiments moins avouables vis-à-vis de l’enfant malade ?

Il y a aussi effectivement des sentiments très ambivalents : d’un côté il y a un amour profond envers le frère ou la soeur qui est malade et d’un autre côté il y a de la colère, de la jalousie, de l’envie et cela peut déboucher sur un sentiment de culpabilité très fort parce qu’il se situe à plusieurs niveaux : il y a « pourquoi lui et pas moi », il y a le sentiment de ne pas en faire assez, il y a les cas de certains qui prennent des distances pour se sauver mais qui s’en veulent; et il y a aussi quelque chose de très profond, ce qui est le commun des fratries, l’envie d’éjecter celui qui prend trop de place. Certains n’hésitent pas à dire qu’ils ont ressenti l’envie que le malade disparaisse pour retrouver l’amour et l’attention de leurs parents, pour retrouver une vie plus normale.

- Mais de ces situations, les fratries peuvent-elles aussi retirer une plus grande force de caractère, des leçons de vie ?

C’est vrai que j’ai tendance à noircir un peut le tableau ! Il y a aussi des choses très positives, cela développe une plus grande maturité, des capacités d’empathie qui sont vraiment très fortes et plusieurs disent des années plus tard qu’ils sont devenus plus sensibles, beaucoup plus à l’écoute. Cela développe aussi un sens de la relativité, la capacité à mieux profiter de l’instant présent, à comprendre que les liens familiaux, les liens d’amitié sont précieux. Parmi les jeunes avec lesquels j’ai eu des échanges, je constate qu’une grande partie s’est dirigée vers des métiers en lien avec le soin. Pour beaucoup les lieux de santé sont vus comme des endroits de bienveillance, où l’on va sauver leur frère ou leur sœur, il y a quelque chose de quasiment naturel dans de tels choix.

- Comment les témoins que vous avez rencontrés, écoutés, ont vécu ce retour sur une enfance particulière ?

Ce qui a été très étonnant pour moi, c’est que beaucoup vivaient avec un sentiment de malaise mais n’avaient jamais mis les mots sur ce qu’ils ressentaient. En parlant, il y a des choses qui sont devenues pour eux lumineuses. Plusieurs d’entre eux se sont remis à bouger. D’avoir déposé leur « paquet » a fait que leur vie est devenue un peu plus légère : certains sont partis poursuivre leurs études à l’étranger, d’autres ont fait des enfants, la vie pour eux s’est remise à circuler.

- Quelles leçons tirez-vous de tous de leurs récits, que faire dans une famille lorsque l’un des enfants tombe gravement malade ?

Il faut d’abord dire la vérité. Cela ne veut pas dire que c’est aux parents de le faire, elle peut être dite par un tiers, par le corps médical. Quand cette vérité est difficile, les parents doivent pouvoir rester le refuge vers lequel on va se précipiter. Mais dire cette vérité est vraiment très important parce que c’est ce qui permet d’instaurer une relation de confiance et surtout, quand on ne nomme pas les choses, on ouvre la porte à l’imaginaire qui est toujours plus violent que le réel. Beaucoup de parents ne vont rien dire ou vont un peu transformer les choses en pensant protéger alors que c’est exactement l’inverse qui se passe. Il y a toujours un moment où les parents parlent de la situation et les enfants entendent. Ils vont en retenir des bribes sans vraiment comprendre et c’est la porte ouverte à toutes les angoisses. Donc dire la vérité est la première chose à faire et en même temps faire attention à bien la dire à tous les enfants. Si par exemple des parents ne parlent qu’à leur aîné, ils lui mettent sur le dos un sac avec de grosses pierres, cela devient compliqué pour lui de gérer sa relation avec les autres. Et bien sûr, il faut dire la vérité en utilisant des mots compréhensibles à chaque âge.

Rassurer, c’est la deuxième chose. Dès l’annonce de la maladie d’un frère ou d’une sœur, l’angoisse des autres c’est d’être abandonnés. Donc les parents doivent bien montrer qu’ils sont toujours là. Dans ces circonstances, les petits ont plus besoin que les grands d‘être câlinés, les plus grands ont besoin qu’on les aide à mettre du sens sur ce qui arrive.

- Certes, mais pour les parents, ce sont aussi des moments très difficiles …

Beaucoup de parents ne vont pas s’autoriser à exprimer leurs émotions devant leurs enfants. Et quand un frère ou une sœur voit un père pleurer, c’est l’indicateur qu’il y a vraiment quelque chose de grave qui se passe. C’est quelque chose que l’on retrouve dans beaucoup de témoignages : d’un seul coup il y a quelque chose de très violent qui se passe. Donc il faut faire attention à ne pas envahir ses enfants avec ses émotions.

- Et comment le corps médical tient compte des frères et sœurs d’enfants atteints de maladies graves ?

Les fratries sont le plus souvent exclues de l’échange avec le corps médical. A l’annonce du diagnostic, par exemple, les frères et sœurs ne sont pas là. Quand on discute des traitements, c’est pareil. Et cela fait partie de leur sentiment d’exclusion. Mais dans certains établissements de soins, ils essaient de faire des choses, de prendre en compte les frères et sœurs, mais beaucoup de soignants regrettent de ne pas avoir le temps de le faire. Ils sont conscients que la fratrie est un peu en déshérence mais ils disent « la priorité c’est notre patient ». Certains services mettent un psychologue à la disposition de la famille mais souvent les enfants refusent parce qu’ils pensent que « le psychologue c’est pour les fous ». Dans certains hôpitaux qui organisent des sorties pour les patients, il y a la possibilité d’y intégrer les frères et soeurs et c’est extrêmement important, ils sentent qu’ils participent à quelque chose de festif et de joyeux, de léger. Et si la maladie crée des moments exceptionnels dans le négatif, ces moments représentent un exceptionnel positif qui est très précieux pour les frères et sœurs.

- Vous citez dans votre livre un docteur en psychologie, Jacques Lecomte, qui va jusqu’à souhaiter que l’on accorde aux fratries d’enfants malades le statut de « victimes ». Mais les vraies victimes, ce ne sont pas plutôt les enfants malades ?

Quand il m’en a parlé la première fois, j’ai effectivement trouvé qu’il exagérait un peu ! On ne peut quand même pas comparer un enfant dont le frère ou la sœur est malade avec un enfant dont on a abusé ou qui a été battu durant des années. Mais en fait il m’a convaincue en m’expliquant que lorsque l’on est face à un jeune qui a été victime de violences, il y a un traumatisme que la société reconnait. Et ce qu’il a constaté dans son parcours de thérapeute, c’est que ces jeunes-là, victimes de sévices physiques, quand ils s’en sortent, c’est pour de bon. Mais quand les violences sont psychologiques ils se sentent comme des moins que rien.

Et c’est sur ce point qu’il fait la comparaison avec les fratries d’enfants malades qui ont, elles aussi, été victimes de choses sur lesquelles elles n’avaient aucune prise. Pour lui, elles doivent pouvoir se reconnaître aussi comme victimes alors que pour eux comme pour tout le monde, la victime, c’est en effet celui qui est malade ou handicapé. Mais ces enfants, ces frères, ces sœurs, doivent pouvoir se dire qu’ils ont payé un lourd tribut à ce qui se passe. Et lorsqu’il y a une reconnaissance de la souffrance, cela permet de l’exprimer, elle n’est plus cadenassée, et cela peut leur servir de tremplin pour reprendre les rênes de leur propre existence. Et puis pour ces enfants, à cause de l’incertitude sur l’avenir de celui qui est malade, c’est très difficile de se projeter dans l’avenir, pour les adolescents, c’est désastreux surtout que c’est un âge où l’on doit se séparer pour se construire, on doit donner des coups de pieds dans la statue parentale, on doit se séparer de ses frères et sœurs pour aller avec sa bande de copains et pour eux, souvent, cela ne peut pas se passer comme cela. Ils restent collés à la famille et cela a beaucoup d’incidences sur leur trajectoire.

- Votre livre veut sensibiliser sur la situation de ces fratries d’enfants malades. Comment faire avancer cette cause ?

Alléger ces situations, cela ne demande pas grand-chose. Il faut simplement savoir être à l’écoute. Cela touche des milliers de familles confrontées au cancer pédiatrique, à d’autres maladies graves ou au handicap. Il faut qu’on les aide tous ces jeunes !

"Sortir de l'ombre les frères et sœurs d’enfants gravement malades"  (264 pages, 22€, Editions Slatkine) est disponible sur commande dans toutes les librairies ainsi que dans les grandes enseignes : Payot, FNAC, Amazon, etc. 

Les droits d’auteure sont reversés à la recherche sur les cancers pédiatriques via l’association franco-suisse Enfance & Cancer.