ACCUEIL > QUESTION D'ACTU > Histoire (presque) secrète de la première greffe cardiaque. L’incroyable vérité…

3e épisode : le secret

Histoire (presque) secrète de la première greffe cardiaque. L’incroyable vérité…

Par La rédaction

Le Pr Jean-Noël Fabiani est un des rares chirurgiens à avoir greffé des dizaines de cœurs pendant sa carrière de chef du prestigieux service de chirurgie cardiaque de l’hôpital Georges-Pompidou à Paris. Jeune retraité, il se consacre désormais à l’histoire de la médecine en publiant des best-sellers d’une très grande qualité*. Il va nous faire vivre, en 3 épisodes, la formidable épopée de la première greffe du cœur réalisée par le Pr Christiaan Barnard, il y a juste 50 ans. Mais qui était donc Hamilton Naki ? * Ces trente histoires insolites qui ont fait la médecine. Jean-Noël Fabiani. Plon éditeur 2017

Groote Schuur Hospital (Le Cap)

Hamilton était le jardinier de l’hôpital...

Il avait trouvé ce job en arrivant de son village du Cap oriental pour gagner sa vie à la ville après un voyage en auto-stop. A quatorze ans, il avait dû abandonner ses études et aider ses parents qui tiraient le diable par la queue pour élever ses frères et sœurs. Ce job de jardinier : une aubaine pour un jeune Noir dans ces temps d’apartheid. Il entretenait les pelouses et les fleurs du parc qui entourait l’hôpital, et surtout le green du court de tennis qu’utilisaient tous les médecins. Et Hamilton était devenu le roi du gazon à l’anglaise.

Un jour, Robert Goetz, responsable du laboratoire de chirurgie expérimentale, avait eu besoin d’un coup de main pour l’aider pendant une intervention sur une... girafe. A l’université du Cap, les animaux de laboratoire étaient plus variés que les éternels rats blancs des autres laboratoires du monde ! Il demanda à Hamilton de l’aider et de tenir fermement les écarteurs pendant qu’il effectuait son opération sur les viscères de l’animal.

Personne n’était plus serviable qu’Hamilton. Hamilton demanda à Goetz s’il avait besoin de quelqu’un pour l’assister dans ces interventions animales qu’on réalisait au laboratoire. Il ferait volontiers cela de façon bénévole en plus de son travail de jardinier :

— Vous comprenez, ça m’intéresse, avait-il affirmé.

Goetz, qui était toujours à la recherche de bras pour l’aider (les internes ne se précipitaient pas au laboratoire, occupés par bien d’autres tâches plus agréables ou plus rémunératrices !), se saisit de l’occasion, et Hamilton Naki devint peu à peu un assistant privilégié. Tous les jours ou presque, il participait à la préparation des animaux, contribuait aux opérations, parfois les faisait lui-même, et souvent, il restait la nuit pour surveiller ses opérés à quatre pattes. Goetz lui laissait prendre de plus en plus de responsabilités, d’autant qu’il avait noté chez le jeune homme une habileté manuelle exceptionnelle, tournant au talent de prestidigitateur. En plus de cela, il apprenait à toute vitesse :

— J’apprends en volant avec mes yeux, disait-il en explosant de rire.

En quelques années, Hamilton était capable de réaliser seul la majorité des opérations du laboratoire. Il était devenu le roi de la transplantation hépatique chez l’animal et participait à la formation des internes. Ce talent n’avait pas échappé au Dr Barnard, et il avait confié à Hamilton un programme de recherche sur la transplantation cardiaque. Il fallait greffer des cœurs chez des chiots. Opération délicate. Tous les assistants du service de chirurgie cardiaque s’y étaient cassé les dents. Le seul qui réussissait à faire survire les puppies était le brave Hamilton. Toujours souriant. Toujours amical, très efficace, concurrent non dangereux pour la carrière des jeunes docteurs en mal de publications scientifiques : il n’était même pas médecin. Si bien que, début 1967, l’homme au Cap qui était le mieux capable d’effectuer une transplantation cardiaque et qui en avait la meilleure expérience était le jardinier de l’hôpital !

Et Chris Barnard en était bien conscient...

Le 3 décembre, lors de la première, Chris Barnard se trouvait à la tête d’une équipe relativement inexpérimentée en transplantation. Lui allait faire l’opération, mais qui ferait le prélèvement chez le donneur ? Il demanda à Hamilton de le réaliser, le jugeant le mieux formé pour cette opération simple et courte mais qui nécessitait des recoupes précises du greffon. Hamilton préleva donc le cœur chez Denise Darvall, vingt-six ans, renversée par une auto alors qu’elle allait acheter un gâteau. Il opéra avec Marius, le propre frère de Chris, chirurgien lui-même, qui lui servait de caution, et Terry O’Donovan, assistant dans l’équipe. Pendant ce temps-là, Barnard préparait le receveur, installait la circulation extracorporelle, afin qu’on perde le moins de temps possible entre le prélèvement du cœur de Denise et son implantation chez le receveur. Puis Hamilton avait rejoint Barnard dans la salle d’opération contiguë pour la greffe proprement dite, et il s’était habillé pour aider.

Hamilton était un aide extraordinaire. Il savait présenter les choses pour que tout semble simple. Parfois, il indiquait discrètement où le chirurgien devait couper, ou plutôt, il ne présentait aux ciseaux que la zone du tissu cardiaque qui devait être coupée. Important en transplantation ! Quand on résèque le cœur malade, il ne faut laisser que les oreillettes en place, l’aorte et l’artère pulmonaire, et il faut couper ce qu’il faut : pas trop peu mais pas trop non plus. Et Hamilton savait où devait passer la juste recoupe pour en avoir tant fait chez l’animal. Christiaan, hésitant encore sur certains points techniques, s’était laissé guider. Et tout était tombé parfaitement, sans kinking, sans décalage et sans traction inutile. Quand on avait déclampé l’aorte pour remettre le cœur en tension, pas une goutte de sang ! Un prodige de précision.

Une photo de l’équipe fut prise le lendemain et parut dans la presse. Naki était au deuxième rang sur cette photo, un grand sourire illuminant son visage. Heureusement, la direction de l’hôpital fit passer immédiatement un rectificatif en précisant que « l’homme noir » sur la photo faisait partie du personnel pour l’entretien des salles d’opération et avait posé là par hasard.

Qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ?

Il y a quelque chose qui s’apparente au conte de fées dans l’histoire d’Hamilton Naki : le pauvre petit jardinier noir qui ne peut pas faire d’études dans le monde raciste de l’apartheid et qui s’impose par ses dons exceptionnels comme un des acteurs d’un des événements les plus formidables et les plus médiatiques du siècle. Et qui n’est finalement reconnu qu’après de longues années par son hôpital et par son mentor. Trop beau pour être vrai !

— Ce doit être un canular, d’ailleurs, chez les carabins, la chose est banale !

Ce qui est certain, c’est l’estime profonde que Barnard vouait à Hamilton Naki en tant que chirurgien :

— S’il en avait eu la possibilité, M. Naki aurait pu être un meilleur chirurgien que moi !

Ce qui est également certain, c’est qu’il fut choisi par le même Chris Barnard pour participer au programme de recherche chez l’animal qui allait conduire l’équipe à effectuer la première transplantation cardiaque au monde.

Mais la question qui se pose est la suivante : Naki était-il en salle d’opération le soir de la grande première et a-t-il prélevé le cœur du donneur ?

Cette hypothèse a été soutenue par plusieurs revues considérées habituellement comme sérieuses telles The Economist, le New York Times, le British Medical Journal, même le fameux Lancet, et bien d’autres. Dans un documentaire suisse (Hidden Heart, Cristina Karrer, Werner Schweizer, 2008) évoquant les circonstances de la première transplantation cardiaque, le rôle-clé d’Hamilton y était franchement abordé, et un rapprochement était fait avec le rôle joué par Vivien Thomas, technicien noir américain qui avait effectué au laboratoire l’essentiel du travail qui allait amener Blalock à effectuer la première opération de chirurgie cardiaque chez l’enfant en 1945.

Quand on lui posa directement la question, Naki affirma clairement qu’il avait prélevé le cœur du donneur. Il ajouta, quand on lui faisait savoir que d’autres membres de l’hôpital affirmaient qu’il n’était même pas présent à l’hôpital ce soir-là :

— A cette époque, vous ne pouviez qu’accepter ce qu’ils disaient car il n’y avait pas d’autres voies possibles avec la loi de ce pays.

Ainsi, Marius Barnard, frère de Christiaan et chirurgien lui-même, affirma avec force qu’il s’agissait d’un mensonge éhonté, qu’il avait lui-même prélevé le cœur de Denise Darvall et que Naki dormait chez lui pendant cette opération, à plusieurs kilomètres de l’hôpital... Plusieurs journaux publièrent d’ailleurs des rectificatifs après la mort de Naki pour se conformer à la version officielle.

Si l’on raisonne logiquement, il n’y a en effet pas lieu de mettre en doute les paroles de Marius Barnard. La simple réglementation dans tous les pays du monde interdit qu’un technicien soit habilité à « toucher » un patient opéré dans un hôpital, alors a fortiori s’il s’agit du jardinier, d’un Noir pendant l’apartheid et d’une première opération mondiale ! Cette histoire devient impossible, explosive, dangereuse même pour tous : pour Naki, pour l’équipe de Barnard, pour Barnard lui-même et pour l’administration de l’hôpital...

De la dynamite, surtout dans le contexte d’une telle opération, illuminée par les feux de la presse internationale.

Si l’histoire est vraie, tout poussait donc à l’omerta et à nier farouchement les suppositions de ces fouineurs de journalistes. Le scandale aurait été trop important. Mais Barnard était un homme déterminé, il voulait le succès pour son malade et donc mettre toutes les chances de son côté. Et Hamilton Naki faisait partie de ces chances... Il eut le courage et le pragmatisme de l’imposer à ses côtés pour la réussite de l’entreprise et l’injuste lucidité d’imposer aux membres de l’équipe la loi du silence. Ce qui s’est passé réellement en salle d’opération n’est plus alors que le secret des chirurgiens. Secret que Barnard préféra emporter dans sa tombe. Respect !

Si l’histoire est fausse et qu’Hamilton n’était pas en salle d’opération ce soir-là, la construction de cette légende n’est que le reflet de l’importance accordée par les Sud-Africains à cet événement mondial que fut la première transplantation cardiaque et le besoin de se l’approprier. A partir de 1994, quand Mandela est élu Président et que l’apartheid est relégué, Hamilton devient le personnage idéal pour représenter la communauté noire montante, martyrisée mais déjà héroïque et compétente au cours de cet épisode de gloire nationale. Même si Hamilton Naki est bien malmené dans ces circonstances, la légende permet au moins de lui rendre justice comme pionnier de la transplantation cardiaque, chirurgien surdoué dont le travail a permis à Chris Barnard de réussir son opération. De rendre justice aussi à tous ces jeunes Noirs privés d’études et de moyens, qu’on a laissés végéter dans des conditions humiliantes, alors qu’ils étaient porteurs de grands progrès pour l’humanité...

Enfin, si l’histoire est fausse, il faut bien reconnaître que le canular va un peu loin, lorsque Hamilton Naki est décoré en 2002 de l’ordre de Mapungubwe, la Légion d’honneur de l’Afrique du Sud, pour service exceptionnel rendu au pays et que l’université du Cap elle-même lui décerne un master de médecine d’honneur en 2003.

Distinctions rares pour un jardinier !