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Agents pathogènes

Bioterrorisme : pourquoi la biologie synthétique inquiète

Par Anne-Laure Lebrun

Les organisations terroristes se penchent depuis toujours sur la construction d'armes biologiques. Une menace qui se renforce avec l'essor de la biologie de synthèse qui permet de recréer des agents pathogènes en laboratoire, estiment des experts en biosécurité. 

Josef Vostarek/AP/SIPA

Dans un coin de sa chambre, Jérémy a réussi à construire un laboratoire rudimentaire. Sur le site d’enchères en ligne Ebay, il s’est offert pour moins de 80 euros une machine servant à répliquer de l’ADN. Il a détourné la cocotte minute de sa mère en autoclave pour stériliser ses instruments, et conserve ses cultures de bactéries dans un mini-frigo faisant office d’incubateur. Si ce laboratoire ne paie pas de mine, il lui permet tout de même de manipuler le génome de ces microorganismes.

Jérémy est un biohacker, un adepte de la « biologie de garage ». Mais l’étudiant en science du vivant n’est pas animé par l’envie d’améliorer la condition humaine, ou de créer une alternative au pétrole. Non. Le jeune homme discret a des motivations bien plus noires. Celles de créer une superbactérie multirésistante aux antibiotiques et extrêmement contagieuse. Une arme biologique.

Si cette situation n’est que pure imagination, de nombreux experts craignent que cette fiction ne devienne réalité. Une peur nourrie notamment par les intentions de l’Etat islamique de développer et employer des armes biologiques. En 2014, des rebelles syriens ont mis la main sur l’ordinateur abandonné d’un djihadiste ayant fait des études de chimie et de physique en Tunisie. Il contenait un document de 19 pages incitant les terroristes à « utiliser des petites grenades contenant un virus et à les jeter dans des endroits clos comme les métros, les stades de football ou les salles de concert ».

Il évoquait par exemple l’utilisation de la bactérie responsable de la peste bubonique. « L'avantage des armes biologiques est qu'elles ne coûtent pas cher, pour un bilan humain qui peut être énorme en terme de victimes », concluait ce document effrayant.

Des questions de biosécurité qui inquiètent tous les pays, et bien évidemment la France. Pour le Conseil national consultatif pour la biosécurité (CNCB), placé sous la direction du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, ce sont les avancées de la biologie de synthèse qui pourraient servir les intentions belliqueuses. Début février 2017, un rapport classé « secret défense » a pointé du doigt cette discipline et sa capacité à « recréer de novo des microorganismes déjà existants dans la nature, notamment des virus dont la virulence et la contagiosité pourraient présenter de réels risques pour la sécurité sanitaire des populations. »

Car pour ces experts nul besoin d’inventer de nouveaux pathogènes dangereux, la nature en regorge déjà. Ebola, variole, méningocoque, tuberculose… Tous ces microbes redoutables pour l’homme pourraient être reproduits en laboratoire. Pour des populations non protégées, ces agents artificiels pourraient faire des ravages.


Des craintes qui ne datent pas d’hier

Cette discipline qui permet de reconstituer et modifier des génomes d’organismes vivants est source de préoccupations depuis ses débuts. Les premiers frissons ont parcouru la nuque des chercheurs lorsque des équipes se sont lancées dans la synthèse de virus disparus. « Le premier projet accompli est la fabrication du virus de la grippe espagnole de 1917 à partir de cadavres conservés dans les labos, se rappelle le Pr Michel Morange, professeur de biologie à l’Ecole normale supérieure et à l’université Pierre et Marie Curie (Paris).

Sur ces restes, les chercheurs ont trouvé des fragments d’ADN du virus et ont pu le ressusciter en quelque sorte ». En 2002, cette même équipe a recréé un virus de la poliomyélite. « Ces expériences ont été faites dans des laboratoires officiels, mais bien évidemment on se dit que des personnes malveillantes pourraient avoir la même idée », note le chercheur français.

Ces inquiétudes sont d’autant plus grandes que la biologie de synthèse n’est pas l’apanage des institutions académiques ou des entreprises de biotechnologie. Cette discipline a, en effet, une particularité remarquable : son accessibilité. Celle-ci est d’abord financière. « Aujourd’hui, les compagnies de synthèses d’ADN vendent un fragment de 4000 paires de bases pour 320 euros. Chez une bactérie, cela correspond à 4 gènes », indique François Képès, fondateur de l’Institut de biologie des systèmes et de synthèse au Genopole d’Evry (Essonne).

En outre, ce domaine de la science du vivant est à la portée d’étudiants de licence ou de master incités à participer à de grandes compétitions internationales, comme le concours iGEM organisé par le prestigieux MIT de Boston. Depuis 2003, des centaines d’équipes du monde entier rivalisent d’ingéniosité pour reprogrammer des bactéries ou des levures afin qu’elles soient capables de produire un médicament, devenir un test diagnostic ou révolutionner l’agriculture.

 

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Michel Morange, professeur de biologie à l’Ecole normale supérieure et à l’université Pierre et Marie Curie : « Ces séquences se trouve sur des banques que l'on trouve sur internet... »

 

Vent de piraterie

Un concours qui entretient une relation étroite avec le mouvement « Do it yourself biology » (« biologie fait maison ») initié par des chercheurs, étudiants et amateurs de biologie en 2008, là aussi à Boston. En France, Thomas Landrain, docteur en biologie de synthèse et lauréat du concours iGEM en 2007, est la figure de ce mouvement prônant l’open-science. Persuadé qu’il est possible « de faire de la science hors les murs », il fonde avec des passionnés La Paillasse en 2011, le premier laboratoire communautaire de France.

D’abord installé dans un squat à Vitry-sur-Seine, ils équipent ce hacklab avec des engins dont les laboratoires se débarrassent. « Nous avons fait avec les moyens du bord mais nous avons réussi à constituer un laboratoire de biotechnologies entièrement fonctionnel, voire encore mieux équipé que mon labo de thèse », explique le trentenaire. Un succès qui démontre qu’il est possible de se libérer du carcan académique avec pas grand chose en poche. Mais il montre également la facilité avec laquelle il est possible de bricoler le vivant dans une structure non contrôlée.

 

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Thomas Landrain, co-fondateur de la Paillasse: « Nous avons réussi à montrer qu'il était possible de faire des choses marquantes et d'intérêt... »

 

Conscients des risques que soulève le biohacking, le mouvement DIY Biology a donc très vite édicté un code éthique qui s’articule autour de 10 principes : transparence, sécurité, open access, objectifs pacifiques, éducation, modestie, communauté, responsabilité, respect et obligation de rendre des comptes. Le mouvement a également créé un forum où il est possible de questionner des experts de la biosécurité. « Il fallait s’assurer que les travaux des amateurs n’aillent jamais vers la création d’armes ou objets de violence », explique Thomas Landrain qui a participé à la rédaction de ce code.


Une science barricadée

Néanmoins, le biohacker se veut rassurant. « La probabilité pour qu’un projet déviant existe est extrêmement faible car cela reste très compliqué de travailler avec des pathogènes ou des gènes codant pour des toxines. Ces manipulations ne sont pas à la portée de tout le monde, et certainement pas de laboratoires amateurs ou ouverts comme la Paillasse », assure-t-il.

Il relève par ailleurs que ces structures ne permettent pas de manipuler des virus ou bactéries hautement pathogènes en toute sécurité. « Les manipulateurs se mettraient eux-mêmes en danger », rappelle le biologiste. De fait, en l’absence d’antidote, les manipulateurs pourraient subir un retour de flammes fatal.

Un avis partagé par François Képes qui rappelle qu’il existe de nombreux garde-fous. « Les compagnies chargées de la synthèse d’ADN ont un double criblage. Elles vérifient l’identité du client et la nature du fragment d’ADN commandé. Si cette séquence est pathogène ou le client douteux, elles refusent de la fabriquer », explique-t-il. Et de poursuivre : « même si ce contrôle pouvait être passé, l’étape de test est infranchissable pour un individu ou un petit groupe. Il faut le soutien d’un Etat entier pour pouvoir tester la nocivité du microorganisme créé. »

 

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François Képes, fondateur de l’Institut de biologie des systèmes et de synthèse au Genopole d’Evry : « Le test ne peut pas être pratiqué par un individu seul ou un petit groupe. c'est envisageable à partir du moment où l'Etat islamique aurait mis la main sur des grands pans de territoires... »

 

Aux Etats-Unis, le FBI adhère à cette thèse. « Ils ont décidé de traiter cette question de manière ouverte en venant faire des exposés au concours iGEM et rencontrer la communauté du DIY Biology. Leur discours est clair : “il n’existe pas de danger immédiat mais il peut y avoir une brebis galeuse, donc surveillez votre voisin“ », indique le biologiste français. « Même si les chercheurs sont bien intentionnés, il faut qu’ils aient conscience que leurs travaux peuvent être détournés à des fins malveillantes », abonde Michel Morange.

Monter un projet bioterroriste apparaît donc très difficile pour une personne seule. Les expériences de Jérémy ne devraient donc pas sortir de sa chambre de sitôt. Mais difficile ne veut pas dire impossible. Et c’est bien pour cela que les services de la défense se préparent et envisagent tous les scénarios.