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Pandémie

Epidémie de grippe de 1918 : 100 ans après, beaucoup de réponses et quelques questions

Par le Dr Jean-Paul Marre

C’est le centenaire de la grippe « espagnole », celle de 1918 qui a tué près de 2% de la population. En 100 ans, nous avons beaucoup appris sur cette menace, mais quelques questions demeurent.

Motortion/istock

50 ou 100 millions de morts… c’est le macabre décompte (en sus des morts de la Grande Guerre) sur lequel s’accorde les scientifiques pour le centenaire de la grande épidémie de grippe de 1918. Si le chiffre reste imprécis, il s’agirait cependant d’un des pires carnages que l’espèce humaine ait eu à subir.

Une série d’articles par un des plus grands spécialistes de cette épidémie nous en apprend beaucoup. Beaucoup de progrès ont été faits depuis 1918, on sait désormais pourquoi le virus a été aussi meurtrier pour autant, quelques questions restent sans réponse.

D’où vient la grippe de 1918 ?

Contrairement à ce que laisse penser son surnom de « grippe espagnole », elle ne vient pas d’Espagne, ni même de France (Etaples) ou des Etats-Unis (Camp Funston, Kansas). Singulière de par son extrême mortalité, la pandémie de 1918 est sans doute apparue un peu partout à la fois (en juillet-septembre 1918). Vraisemblablement, quelque temps avant sa reconnaissance à l’automne 1918, le virus avait déjà migré dans le monde entier, incognito du fait de la guerre, et l’on a du mal à déterminer son lieu d'origine.

Tout est probablement parti d’un virus plutôt inoffensif pour les oiseaux aquatiques, canards et oies sauvages. Mais, à un moment donné, ce virus est devenu compatible avec les cellules humaines, vraisemblablement en se mélangeant avec un virus de mammifère, comme un virus de la grippe du porc. Ayant acquis, lors de ce croisement, tout l’outillage nécessaire pour infecter les cellules des mammifères, il a ainsi infecté de nombreux humains et, comme il n’avait jamais été en contact avec le système immunitaire, ce virus s’est mis à provoquer la plus effrayante des épidémies d’infections respiratoires (broncho-pneumonie) chez l’homme.

Cette transmission a sans doute débuté en 1918, mais elle n’a atteint l’importance d’une épidémie mondiale, ce que l’on appelle une « pandémie », que lorsque les pneumonies et les décès se sont multiplié dans plusieurs grandes villes du monde, à partir de septembre 2018 et jusqu’en février 2019.

Quelle est la létalité de ce virus ?

Aux États-Unis, le virus s'est rapidement propagé de ville en ville et a finalement tué près de 700 000 Américains, soit 2% de la population de l’époque. En proportion, cela correspondrait à plus de 2 millions de morts dans la population américaine d’aujourd'hui. A l’époque, chacun a perdu un membre de sa famille, un ami, un camarade de classe ou un collègue de travail. Il y avait des corps entassés dans les morgues et à l'entrée des cimetières. On a multiplié les fosses communes et il y a eu d'innombrables orphelins.

Pourtant, il ne s’est agi que de l’évolution naturelle d’une épidémie : elle débute lentement, atteint un pic et s’efface progressivement. En effet, les séquences génétiques du virus, obtenues à partir de prélèvements chez des personnes décédées entre mai 1918 et février 1919, et provenant de victimes aussi éloignées que les Etats-Unis et l’Europe, ne montrent que peu de variations : il n’y a donc aucune preuve d'évolution au fil du temps vers une pathogénicité accrue.

A-t-on pu identifier le virus de 1918 ?

Le virus à l’origine de la grippe de 1918, un virus de type A, a été découvert en 1933. Entre 1995 et 2005, les séquences de son ARN viral, provenant de tissus pulmonaires de malades conservés après une autopsie ou à partir de cadavres congelés dans le permafrost, au Canada et au Spitzberg, ont été entièrement séquencées. Le virus de 1918 a ainsi pu être entièrement reconstruit au moyen de techniques de génétique inverse dans différents laboratoires.

Ces études ont révélé que le virus de 1918 était très différent des autres virus des grippes humaines et animales précédentes. Il a inauguré un nouveau cycle viral, ce qui explique l’absence de préparation du système immunitaire des humains à le combattre et le caractère mondial, pandémique, de cette infection.

Pourquoi une telle létalité ?

Ce virus, très nouveau et très différents des virus habituels, a été capable d’induire une réponse immunitaire aberrante en partie à cause de la virulence inhérente à sa protéine de surface, l’hémagglutinine H1. C’est également cette même protéine de surface qui lui a permis de rentrer très facilement dans les cellules qui tapissent l’ensemble de l’arbre respiratoire (nasopharynx et bronches). Le virus a détourné la machinerie de ces cellules pour se multiplier. Puis il est sorti de ces cellules en les faisant éclater, mettant ainsi la muqueuse des bronches à nu.

Cette perte de protection de la muqueuse a favorisé la surinfection à partir des bactéries qui sont normalement hébergées dans le nasopharynx (principalement Streptococcus pneumoniae, Streptococcus pyogenes) et Staphylococcus aureus). Il en a résulté des bronchites bactériennes, aiguës et massives, qui ont pu s’étendre secondairement à tout le reste du poumon (broncho-pneumonie), remplissant les alvéoles de pus et étouffant le malade ou le tuant par septicémie ultérieurement.

Cela peut-il se reproduire ?

Typiquement, les pandémies de grippe reviennent de façon récurrente depuis l’an 876, date de la première pandémie identifiée, mais à intervalles irréguliers. Donc, statistiquement, ce qui s’est déjà produit peut survenir à nouveau mais on ne sait pas quand, et c’est pour cela que l’OMS surveille tous les virus qui apparaissent chez l’homme, mais aussi chez les oiseaux.

Ces surveillance permettent de montrer que ce virus de la grippe de 1918 est très similaire aux virus A en circulation actuellement chez les canards sauvages. Ces virus continueront probablement d'exister pendant très longtemps, avec les mêmes segments de gènes pathogènes, toujours capables de muter et de réinfecter les hommes lorsque l'immunité de la population contre le virus H1N1 diminuera.

De plus, une quinzaine d’autres virus de la grippe existent chez les oiseaux aquatiques, dont 4 virus (H6, H7, H10 et H15) seraient, à l'instar du H1 de 1918, potentiellement très pathogènes pour les mammifères. Ils pourraient donc potentiellement causer une mortalité similaire en cas de pandémie.

Pourra-t-on réduire la mortalité de la prochaine pandémie ?

Les mesures d’isolement, à domicile ou à l’hôpital, les désinfections, le port de masques et le lavage régulier des mains seront indispensables car elles ont fait leurs preuves en 1918. C'est même à leur domicile que les malades ont le mieux survécu.

Le développement d’un vaccin contre le virus pandémique est possible lorsque celui-ci sera identifié et isolé, mais cela prendra 5 à 6 mois (qu’il sera sans doute possible de raccourcir un peu). Il sera donc essentiel d’identifier très tôt le virus responsable et sa dangerosité, mais le vaccin ne sera pas disponible pour les premiers malades. Il existe des vaccins efficaces contre le pneumocoque, l’une des bactéries meurtrières de 1918, mais pas contre les autres bactéries (Streptococcus pyogenes et Staphylococcus aureus) et cela peut devenir une priorité.

Par contre, à la différence de 1918, il existe désormais des médicaments antiviraux spécifiques de la grippe. Ceux-ci sont efficaces s’ils sont pris dans les 24 premières heures de l’infection, mais des résistances se développent rapidement. Et surtout, nous avons des antibiotiques qui sont encore efficaces contre les principales bactéries copathogènes de la grippe de 1918. D’autant que les études autopsiques des malades de la grippe de 1918 ont également révélé que la réparation de la muqueuse bronchique était très rapide après l’infection virale.

Mais ce qui va compliquer les choses, c’est l’énorme masse de malades qui arriveront en même temps, dans des centres de soin dont les médecins et les infirmières pourront être malades, et dans une société complètement désorganisée par l’infection sévère de 1 à 2% de ses membres en quelques mois.

Comment gérer autant de malades ?

La possibilité que plusieurs centaines de millier de personnes aient soudainement besoin en même temps de soins intensifs avec assistance ventilatoire est donc une perspective effrayante. Les capacités des unités de soins intensifs à faire face à une telle augmentation n'existent pas, ni dans la vraie vie, ni dans un éventuel stock stratégique militaire.

La majorité des malades auront une forme mineure de la grippe, mais invalidante, mais il sera nécessaire d’identifier très tôt les 2% de malades à risques. Or c’est là que le bât blesse. Si dans une épidémie classique, les décès touchent surtout les très jeunes et les très vieux, dans l’épidémie de 1918, ce sont non seulement ces personnes fragiles qui sont décédées, mais aussi les adultes de 20 à 40 ans et en particuliers ceux de 29 ans, nés lors de la précédente pandémie de 1889. Ceci suggère une réaction immunitaire excessive au virus A mais complique l’identification des malades à risque de décès.  

Que peut-on faire ?

Il n’existe donc pas de solution simple pour contenir une pandémie aussi meurtrière que celle de 1918. Les médecins vont devoir être préparés afin de fournir des soins adaptés, 24 heures sur 24. Ils vont aussi devoir faire des choix car ils ne pourront traiter tous les malades… un problème éthique majeur.

Nous avons donc besoin du fameux vaccin « universel », capable de marcher contre toutes les grippes, y compris celles contre le virus de la grippe A, car dirigé contre un composant stable et commun à tous les virus. Mais, la mise au point de ce vaccin universel nécessitera encore quelques années.