ACCUEIL > QUESTION D'ACTU > Assurances à la carte : "Anticiper les effets pervers sur les plus vulnérables"

Pr Emmanuel Hirsch

Assurances à la carte : "Anticiper les effets pervers sur les plus vulnérables"

Par Marion Guérin

ENRETIEN – Une assurance santé lance en France une offre qui donne droit à des avantages en fonction des comportements. Un système risqué mais inévitable, selon Emmannuel Hirsch.

photographyMK/epictura

En juillet, le groupe d’assurance international Generali annonçait le lancement en Allemagne d’un contrat modulable en fonction des comportements. Les assurés qui prennent soin de leur santé, preuves à l’appui, bénéficient de réductions sur les primes d’assurance allant de 11 à 16 %. Ces preuves, ce sont les tickets de caisse de marché bio, les justificatifs des visites médicales préventives, les données des applications santé ou encore les inscriptions à une salle de gym…

Trois mois plus tard, comme il l’avait annoncé à Pourquoi Docteur, Generali étend ce concept à la France. Avec quelques ajustements, puisque la réglementation des assurances et la philosophie qui sous-tend la prise en charge dans le pays ne permettent pas de moduler les tarifs. Le groupe a ainsi trouvé un autre système de bonus, qui ne s’adresse pas aux individus assurés mais aux salariés des entreprises. Ceux qui font preuve d’une bonne volonté sanitaire se voient offrir des bons de réduction chez les partenaires de Generali (Club Med, Weight Watchers…).

Ces évolutions posent de nombreuses questions quant à la confidentialité des données et au pouvoir donné aux assurances. Elles bouleversent le modèle universaliste de la prise en charge en France. Pour autant, elles semblent presque inévitables. Le Pr Emmanuel Hirsch dirige l’espace éthique de la région Ile-de-France. Il revient sur la nécessité d’anticiper les effets pervers de ces contrats d’assurance qui risquent de se généraliser en France.


Ces contrats-bonus ont-ils vraiment la capacité d’améliorer la prévention des maladies ?

Emmanuel Hirsch : En effet, ils permettent une forme de responsabilisation pédagogique de la personne vis-à-vis de sa santé, comme le font les applications santé. C’est l’aspect positif de cette orientation que prennent les assurances. En contrepartie des primes, l’assuré limite son exposition aux maladies évitables. Par ailleurs, il réalise des économies en prenant soin de sa santé. C’est pour cela que chacun perçoit les bénéfices qu’il y a à développer ce type de contrat, mais il faut penser aux conséquences.

Or, les menaces sont nombreuses, à commencer par celle qui pèse sur la confidentialité des données. On voit bien que la notion de secret médical évolue. Le dossier médical partagé sera de plus en plus partagé et l’accès à ces informations donnera un pouvoir accru aux assureurs. Avec la médecine génomique et le big data, on aura une connaissance de plus en plus fine du risque de maladies. Pour 150 euros, on peut déjà envoyer son sang ou sa salive à des sociétés pour évaluer son risque génétique de contracter une pathologie ! Alors, on verra se dessiner un profilage. Il y aura les bons clients pour les assureurs, qui seront convoités ; et les mauvais assurés.
 

On se dirige donc vers une prise en charge discriminatoire ?

Emmanuel Hirsch : On observe que l’on est dans une logique de plus en plus normative et intrusive. C’est l’assureur qui va finir par expliquer ce qu’est le poids idéal, le bon taux de tel marqueur biologique, le mode de vie qui convient. Or, la prévention, c’est très socio-culturel. Dans un environnement qui valorise et qui soutient, on est plus enclin à éviter les risques.

Au contraire, une personne socialement vulnérable n’a pas la même capacité à assumer la responsabilisation de sa santé, car elle se néglige davantage que les autres. Les études montrent que les addictions au tabac ou à l’alcool sont plus fréquentes dans cette population ; par ailleurs, ces personnes n’ont pas les ressources nécessaires pour manger bio, par exemple. Tous ces éléments doivent être débattus et pondérés avant que la généralisation de ces assurances à la carte n’ait lieu pour de bon. Si l’on ne discute pas de ces risques, alors, on va fragilisr les plus vulnérables, creuser les injustices.
 

Est-ce que ce modèle n’est pas en train de mettre à mal notre modèle universel de prise en charge ?

Emmanuel Hirsch : Bien sûr, mais l’évolution est en marche, cela ne sert à rien de se mettre la tête dans le sable et de s’accrocher à ses grands principes. La problématique dépasse le cadre français, les assureurs appartenant pour beaucoup à des groupes internationaux. Par ailleurs, avec l’amélioration du dépistage génétique, certains assurés se disent que s’ils n’ont aucun risque de développer une maladie, il n’y pas de raison de payer une assurance. Les assureurs, eux, expliquent qu’ils ne vont plus assurer les personnes qui présentent des surrisques trop importants, ou qu’ils augmenteront les primes.

Il y a actuellement un moratoire. Il faut absolument anticiper ces évolutions, responsabiliser la société, ajuster les règlementations pour éviter les effets pervers de ces contrats. Ce n’est pas seulement une problématique médicale de santé publique, mais aussi sociale et politique. Nous devons nous emparer de ce sujet et ne pas le régler dans l’urgence, une fois que ce sera déjà là.
 

Les instances éthiques et politiques ont-elles déjà engagé cette réflexion ?

Emmanuel Hirsch : Les instances éthiques doivent se poser des questions sur leur capacité d’anticipation. Elles sont un peu dépassées par la réalité. Soit elles s’expriment dans l’urgence, quand telle innovation a vu le jour et qu’il faut fournir un avis ; soit elles demeurent dans une position rigide fondée sur les principes. Actuellement, il existe des centaines de milliers d’applications santé et autant de données de santé qui transitent dans un contexte anarchique. On est dans un système complètement dérégulé et les instances éthiques demeurent silencieuses.

Dans notre espace éthique dédié à la réflexion sur les maladies neurologiques dégénératives, nous avons eu un cas d’école très intéressant. On sait que les traitements contre la maladie d’Alzheimer ne sont pas efficaces car délivrés trop tardivement. Actuellement, on dispose de technologies permettant de prédire le risque 20 ans avant la survenue de la pathologie. Il faudrait en fait donner des médicaments à des personnes en bonne santé, mais à risque. Or, que dire aux assurances ? Pour qu’elles prennent en charge les traitements, elles auront connaissance de la situation, mais alors, elles augmenteront les primes, ou n’assureront pas, au vu de ce risque. On dit qu’une personne bien portante est un malade qui s’ignore et cela n’a jamais été aussi vrai avec la médecine d’anticipation. Tous ces éléments constituent de nouveaux enjeux pour les assureurs et les assurés.