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Jihad : comment les spécialistes travaillent pour désembrigader les jeunes

Par Marion Guérin

Pour recruter des jeunes Français, les réseaux terroristes utilisent des méthodes d’endoctrinement comparables à celles d’une secte. Les spécialistes tentent de contrer à travers une approche psychothérapeutique.

AY-COLLECTION/SIPA

« Quand j’ai parlé de techniques sectaires pour la première fois en 2006, on m’a soupçonné de vouloir défendre l’Islam. Le discours autour des réseaux terroristes est longtemps resté centré sur le religieux, comme si trop d’Islam menait par essence à la violence… » 

C’est une intuition qui a poussé Dounia Bouzar* à se pencher davantage sur les méthodes utilisées par les filières jihadistes pour recruter des jeunes Français. A l’époque, le phénomène est encore nouveau dans le pays, et peu médiatisé. Mais quelque chose interpelle cette anthropologue, éducatrice de formation.

« Perte mentale »

Dans son livre, Désamorcer l’Islam radical  (Éditions de l'Atelier), elle décrit en effet « l’état d’hypnose et robotisation » de ces jeunes qui se radicalisent, « l’absence mentale » qui les caractérise petit à petit. Rapidement, Dounia Bouzar décèle l’analogie avec les méthodes bien rodées des sectes. Ses propos résonnent : après la publication de son ouvrage en janvier 2014, elle est inondée d’appels de parents paniqués, impuissants face à la dérive de leur enfant.

C’est pour accueillir ces familles que Dounia Bouzar crée au printemps 2014 le Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI), devenu aujourd’hui le centre de référence à l’échelle nationale pour prévenir et guérir ces dérives sectaires. Educateurs, psychologues et parents tentent ensemble de mieux comprendre comment un adolescent sans problème, de culture libérale et laïque, peut se transformer en être fanatique prêt à tuer et à mourir.

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Dounia Bouzar, anthropologue, spécialiste des sectes : « Au début, il y avait beaucoup de familles de classe moyenne. Leurs enfants avaient perdu tout libre arbitre… »


« Grille paranoïaque »

Dounia Bouzar et son équipe mettent alors en évidence le processus de recrutement des jihadistes, fondé sur un lavage de cerveau très organisé et une déconstruction des repères identitaires, qui démarre sur Internet. « La première étape consiste à placer une grille paranoïaque dans l’esprit du jeune pour qu’il n’ait plus confiance dans les interlocuteurs qui contribuent à sa socialisation », explique Dounia Bouzar.

Le jeune est alors invité à visionner une succession de vidéos sur Youtube, qui démontrent que les adultes mentent en permanence – sur les vaccins, les médicaments, la politique, l’histoire… Ces vidéos, bien connues des adolescents, alimentent les théories du complot. La plupart les visionnent avec plus ou moins d’intérêt, puis passent à autre chose. Seuls quelques uns basculeront dans la deuxième étape de l’endoctrinement.

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Dounia Bouzar : « Ils arrivent à expliquer aux jeunes que si leurs parents travaillent, c’est qu’ils sont complices ou victimes d’un système où des sociétés secrètes programmeraient la mort des peuples. »

50 adultes harcèlent le jeune 

Ce n’est que dans un deuxième temps que la question d’un Islam « pur » et « véridique » est évoquée, par opposition à celui pratiqué par les « mécréants ». Progressivement, les rabatteurs – des personnes elles-mêmes endoctrinées ou bien rémunérées – sortent le jeune de son milieu.



Endoctrinement - mode d'emploi, une vidéo réalisée par Dounia Bouzar et Rachid Boukrim


« Ils lui disent de quitter ses amis, qui ne peuvent pas comprendre, poursuit Dounia Bouzar. Puis d'arrêter ses activités - le foot, la guitare, la télé… - car elles sont impures. Les professeurs sont décrits comme des complices du système ; le jeune doit donc délaisser l’école. Chaque jour, une cinquantaine de rabatteurs communiquent avec lui et lui demandent de rendre des comptes sur ses faits et gestes. C’est un harcèlement moral permanent ». La dernière étape de ce parcours consiste à arracher le jeune de son milieu familial, son ultime attache. C’est alors qu’il est mûr pour le départ en Syrie ou en Irak.

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Dounia Bouzar : « Les rabatteurs ont adapté leur discours à la culture des Français. Ils leur font croire qu’ils respectent les libertés et les choix individuels. »

 

« Madeleine de Proust »

Ce discours parvient à attirer des jeunes de milieux et d’horizons très différents. Le cliché du jeune un peu perdu, issu de l’immigration et en perte de repères, se brise dès lors que l’on considère les statistiques du Centre. Sur les 500 familles consultées depuis sa création, 50 % sont de culture catholique ou athée. Les jeunes filles y sont surreprésentées.

Pour guérir ces victimes de l’endoctrinement jihadiste, le Centre a développé une méthode de « désembrigadement », en coopération avec les parents. « C’est la Madeleine de Proust, explique Dounia Bouzar. Cela consiste à raviver les souvenirs d’enfance pour remobiliser les repères de filiation. Une manière de caresser les cheveux, un gâteau préféré, une chanson, une odeur, une balade… L’adolescent se retrouve rapidement ébranlé. Ca marche à tous les coups ». Une fois le jeune réceptif à ces signaux, les parents doivent trouver un moyen pour l’emmener au Centre, où il participe à une réunion « sur le modèle des Alcooliques Anonymes ». D’anciens embrigadés témoignent, racontent leur calvaire en Syrie, la tromperie des jihadistes…

La méthode fait ses preuves, à tel point que le gouvernement a mandaté le Centre pour la développer sur le territoire français à travers la généralisation de ces ateliers. Mais une seconde phase de guérison commence après pour le jeune, qui entre dans une sorte de « zone grise » où tous ses repères sont chamboulés. Une psychothérapie est bien souvent nécessaire pour les aider à se reconstruire, explique Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, spécialiste des sectes. « Ces jeunes traversent une crise d’adolescence, d’ordre identitaire. Lorsqu’ils sont embrigadés, ils pensent avoir trouvé la réponse à leur question. Mais quand ils réalisent qu’ils ont été trompés, tout s’effondre, et les questions demeurent ».

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Serge Hefez, psychiatre et psychanalyste, spécialiste des sectes : « Ces personnes se demandent quel comportement adopter, si elles doivent porter le voile… Les situations continuent de générer des crises familiales. »


Le problème, c’est que les psychanalystes formés à ce profil spécifique font cruellement défaut. « Le phénomène est relativement récent, souligne Serge Hefez. Et sur le fait religieux, les psy ne savent pas forcément se positionner, car ce n’est pas de leur ressort. De fait, les signes d’un basculement de type endoctrinement sont subtils ». Et le besoin de formation urgent, afin de répondre à cette problématique médico-psychologique.

*Comment sortir de l'emprise jihadiste ? Dounia Bouzar (Éditions de l'Atelier), en librairie le 13 mai 2015.