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Entretien avec Antonio Casilli

Anorexie : cet amendement est un "zombie législatif"

Par Audrey Vaugrente

Les propriétaires de sites faisant l’apologie de la maigreur sont auteurs de délits. Un amendement dans ce sens a été voté à l’Assemblée nationale. Un texte jugé dangereux par certains spécialistes.

DURAND FLORENCE/SIPA

Les créateurs de sites étiquetés « pro-anorexie » pourraient écoper d’un an de prison et 10 000 euros d’amende. C’est l’orientation d’un amendement au projet de loi de santé, adopté ce 2 avril à l’Assemblée nationale. Il crée ainsi un nouveau délit. Mais au-delà de l’aspect judiciaire, c’est un objectif de santé publique que ciblent les rapporteurs de l’amendement. Un texte vivement critiqué par les spécialistes de l’anorexie.

 

Un nouveau délit « nécessaire »

« Le fait de provoquer une personne à rechercher une maigreur excessive en encourageant des restrictions alimentaires prolongées ayant pour effet de l’exposer à un danger de mort ou de compromettre directement sa santé est puni d’un an d’emprisonnement et de 10 000 € d’amendes », précise l’amendement 1052.
Si le terme d’anorexie n’est pas clairement écrit, c’est bien ce trouble du comportement alimentaire qui est pourtant visé. Aux yeux des signataires de l’amendement, dont les députées Maud Olivier et Catherine Coutelle, la création de ce nouveau délit était nécessaire « car les dispositions du Code pénal actuellement ne permettent pas de s’attaquer à l’action de certains sites internet. »
Antonio Casilli est sociologue et coordinateur du projet ANAMIA. Pendant quatre ans, son équipe a enquêté sur les communautés web des personnes atteintes de troubles du comportement alimentaire. Interrogé par Pourquoidocteur, il pointe les défauts de cet amendement.

 

L’amendement, qui pénalise les sites « pro-ana », était-il utile ?

Antonio Casilli : Je pense que c’est un amendement dangereux. Il s’agit d’un zombie législatif : c’est une mesure maintes fois enterrée et maintes fois ressuscitée. Le problème, c’est qu’on se concentre sur des recherches et des chiffres qui ne sont pas à jour, de mauvais résultats scientifiques pour être rapide. On concentre la répression sur des sites "pro-ana", dont les députés ont une vision biaisée et floue. Ils s’imaginent que ces sites web ne font que prôner la maigreur, alors qu’on sait très bien que l’anorexie, ça n’est pas seulement une question de maigreur. Par ailleurs il ne s’agit que d’anorexie, or elle ne représente à peine que 20 % des troubles dont on parle sur ces sites.

 

Les signataires de l’amendement se trompent-ils de combat ?

Antonio Casilli : C’est une mauvaise cible d’un point de vue médical et d’un point de vue législatif. C’est une manière de criminaliser des personnes qui cherchent un espace de parole. Bien sûr, c’est une parole problématique, mais elles cherchent ces espaces parce qu’elles n’arrivent pas à trouver dans le système de santé le type de suivi dont elles ont besoin. On risque de se retrouver, d’ici quelques mois, avec des peines de prisons ou des amendes très lourdes contre des personnes qui ont osé s’exprimer, témoigner à propos de leur trouble alimentaire. On risque de se retrouver dans une situation dans laquelle on met en prison des anorexiques.

 

 

Peut-on distinguer les sites qui « font l’apologie » de la maigreur de ceux qui servent d’exutoire ?

Antonio Casilli : C’est impossible. Ce sont des lieux de parole libre, qui se battent pour le rester. Dans le cadre de notre enquête ANAMIA, qui s’est déroulée sur 4 ans et dans plusieurs pays, on a observé l’énorme variété de tons, de registres et d’orientations à l’intérieur des mêmes forums et dans les commentaires des mêmes blogs. Certains s’orientent vers la guérison, d’autres portent un discours fort et provocateur. Mais il est complètement fantasmatique d’imaginer que cette loi ne cible que les "mauvais" anorexiques.

Chaque personne qui se présente avec un trouble alimentaire déclare haut et fort qu’elle a un problème. Elle écrit « Je veux avoir un corps parfait », mais ce n’est pas de la provocation. Mais c’est surtout un symptôme de sa maladie. Avec cet amendement, on criminalise des personnes parce qu’elles ont un symptôme. C’est paradoxal et absurde.

 

Votre enquête ANAMIA évoquait aussi un aspect plus positif des sites : l’entraide.

Antonio Casilli : Ces sites sont souvent des lieux dans lesquels les patients arrivent à trouver du soutien. Les filles et les garçons y trouvent des moyens de gérer leur trouble, cela aussi en incluant les professionnels de santé. D’ailleurs, on a observé que les personnes interviewées dans notre étude étaient largement suivies.

En plus, ces forums et ces blogs ont un rôle important dans l’orientation vers le suivi médical. Les filles et les garçons sont capables de se conseiller mutuellement quel type de professionnel aller voir, dans quelle ville… Les députés ont tendance à oublier que ces sites sont souvent utilisés par des personnes qui vivent dans des déserts médicaux ou des villes où il n’y a pas de service adapté à leur trouble.
Faute de parvenir à combler ces manques, le système vise maintenant à pénaliser des personnes qui parlent de leur trouble avec une liberté de langage qui peut troubler ceux qui n’en sont pas atteints.