• CONTACT

MIEUX VIVRE

Entretien

Psychologie et politique : « C'est en grande partie l'émotion qui fait aujourd'hui l'élection »

Comment votons-nous ? Au-delà de ses intérêts rationnels propres, qu’est-ce qui amène l’électeur à choisir tel candidat plutôt qu’un autre ? Quels sont les ressorts psychosociaux qui influencent le citoyen sur son chemin vers l’isoloir ? A quelques semaines de la présidentielle, Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Cevipof et enseignant à Sciences Po, spécialiste des comportements politiques, nous éclaire sur la part de l’inconscient dans l’acte de vote.

Psychologie et politique : « C'est en grande partie l'émotion qui fait aujourd'hui l'élection » Sergey Tinyakov / iStock

  • Publié le 10.02.2022 à 10h00
  • |
  • |
  • |
  • |


- Mieux Vivre Santé : Qu’est-ce qui influence le plus les électeurs aujourd’hui ?

Bruno Cautrès : De plus en plus de travaux de sociologie politique mettent en avant la dimension émotionnelle dans le comportement électoral. Le chercheur américain Georges Marcus a notamment montré que les électeurs sont sensibles à deux éléments : les émotions qu’ils ressentent au vu de la situation du pays, et les émotions qu’ils ressentent lorsqu’ils écoutent les candidats aux élections. Or, une bonne partie de la communication politique actuelle vise justement à activer ces ressorts émotionnels, voire sentimentaux, pour jouer sur l’affect des électeurs. C’est ainsi que certains candidats en appellent à nos sentiments les plus profonds, comme la sensation de rejet, la notion d’identité et d’appartenance. Dans cette campagne, par exemple, Marine Le Pen et Eric Zemmour en appellent à un sentiment de peur de demain et de nostalgie d’hier, en martelant le supposé déclin de la France. C’est la colère contre le « système », mais aussi contre leur propre situation, qui motive leurs électeurs. On constate d’ailleurs que les électeurs votent pour ces candidats malgré leurs déboires avec la justice. Comme si la colère rendait aveugle, oblitérait la raison. A l’inverse, certains candidats en appellent à des émotions positives. C’est le cas de Macron en 2017, qui se disait confiant en l’avenir, qui voulait redonner « espoir » (un mot qu’il emploie fréquemment dans ses discours) et tourner la page des « passions tristes ». Cette dimension émotionnelle, qu’elle soit positive ou négative, permet aux candidats de se présenter aux électeurs comme des personnes « comme vous et moi », suscitant ainsi un sentiment d’identification et de proximité. Le candidat qui dit « moi aussi je pète les plombs parfois, moi aussi il m’arrive de pleurer, moi aussi j’ai une vie sentimentale » veut se mettre à notre portée, à travers les sentiments. Et ça fonctionne.

- Au-delà des émotions, il existe d’autres processus inconscients dans la décision du vote, comme l’influence de l’entourage ou l’habitude de voter pour tel ou tel parti...

C’est qu’on appelle des éléments de socialisation de longue durée. On ne se réveille pas un matin électeur de Le Pen ou de Mélenchon, on peut avoir été séduit par leurs arguments, mais souvent ça vient de plus loin. Les sociologues ont ainsi montré le rôle des « attitudes », c’est-à-dire un ensemble d’opinions qu’on se forge progressivement sur les grandes questions politiques et sociétales, très articulées les unes par rapport aux autres et très stables dans le temps. Par exemple, quelqu’un de révolté par les injustices a souvent acquis ce sentiment très tôt, dans sa socialisation, à travers les valeurs de la famille. Et ce sentiment va être une boussole qu’il va consulter chaque fois qu’il aura besoin de son jugement. Sur l’aspect psycho-sociologique, il y a aussi une part d’identification partisane, un mécanisme qui fait que, par habitude et tradition familiale notamment, on va plutôt se déclarer de gauche ou de droite.

- Notre comportement électoral est-il influencé par les caractéristiques physiques du candidat ? Par le fait que ce soit une femme, un homme, un jeune... ?

Les électeurs projettent évidemment des représentations et des images sur les traits physiques des candidats. Cela ne veut pas dire que l’élection est un concours de beauté où seuls ceux qui seraient attrayants auraient une chance de gagner ! Mais les caractéristiques physiologiques du candidat peuvent jouer. Prenons le cas d’Emmanuel Macron : le fait que son parcours personnel soit un parcours de réussite (grandes écoles, réussite professionnelle et financière, Elysée, le tout avant ses 40 ans) est un élément essentiel de sa narration lors de sa campagne de 2017. Entre les lignes, il voulait dire : « Je suis meilleur candidat que les autres car je suis plus jeune et plus doué. » Ce qui a contribué aussi à renvoyer l’image de quelqu’un d’arrogant... Mais les électeurs sont également influencés par leurs propres traits de caractère. Des chercheurs américains parlent des cinq grands traits de personnalité qui peuvent jouer sur le vote, appelés les « Big Five » : ouverture à l’expérience, conscienciosité (qui implique un désir de bien faire une tâche), extraversion, agréabilité et névrosisme (tendance persistante à l'expérience des émotions négatives.). Par exemple, quelqu’un d’altruiste et d’empathique ne vote pas systématiquement à gauche, mais il y a quand même une tendance.

- Est-ce qu’on vote donc toujours pour un candidat, et jamais pour un programme ?

Toutes ces variables émotionnelles et psychosociologiques sont des raccourcis cognitifs. Dans une situation où les électeurs n’ont tout simplement pas le temps de lire les programmes des candidats, le raccourci est de s’identifier à eux : « Ce candidat a l’air de représenter ce en quoi je crois ». Or, ce raccourci prend souvent le pas sur ce qu’on appelle le vote sur enjeu, à savoir je vote pour tel candidat car j’y ai un intérêt immédiat (j’en ai marre de payer trop d’impôts donc je vote pour celui qui promet de les baisser). C’est ce qui explique les aspects parfois irrationnels du vote : pourquoi les catégories populaires ne votent-elles pas forcément à gauche ? A l’inverse, pourquoi les classes moyennes, sous grande pression fiscale, votent pour la gauche, qui veut pourtant augmenter les impôts ? Preuve que le vote n’est pas qu’une considération économique ou rationnelle : c’est une affaire d’identification, de valeurs, d’émotions et d’idéologie, avant d’être une question de calcul coût-avantage.

- Le psychologue américain Jon A. Krosnick affirme qu’on se déplace davantage pour aller voter si on déteste l’un des candidats. On est plus enclin à aller voter contre que voter pour. La haine serait-elle plus forte que l’amour dans les urnes ?

C’est un peu ça. L’envie de faire mordre la poussière à quelqu’un qu’on déteste peut s’avérer très motivante. Le jour du vote, il se passe quelque chose d’extraordinaire métaphoriquement : c’est comme si le citoyen, qui en temps normal surnage dans toutes les difficultés de la vie quotidienne, avait soudain l’occasion de reprendre le contrôle du cockpit pendant une journée. Il reprend la main, et à ce titre-là peut faire chuter des stars. L’idée qu’après tout, les décideurs tiennent leur pouvoir du citoyen, de « moi », est une idée fondamentale – même si, dans une élection nationale, la probabilité que votre seul vote fasse la majorité est infinitésimale.

- Quels autres facteurs irrationnels entrent en jeu dans le comportement électoral ? Comme certains événements ou tout simplement la météo...

Des sociologues ont tenté de savoir si les électeurs s’abstenaient davantage lorsqu’il faisait beau (comme c’est souvent le cas à la présidentielle et aux législatives). Résultat : soit il n’y a pas d’effet, soit il y a un effet très résiduel, infime par rapport aux grandes variables de l’abstention. Mais la raison n’est pas d’ordre psycho-sociologique : c’est simplement que si la météo est favorable, les électeurs sont davantage sollicités pour aller passer un weekend à la campagne, pour se promener, passer du temps en famille...
Dans un registre moins léger, un événement dramatique peut aussi influencer le comportement électoral. Par exemple, s’il y avait un très grand choc émotionnel, comme un attentat terroriste, quelques semaines avant le jour du vote, cela pourrait avoir un effet sur les discours de l’exécutif et des candidats. Il y a l’exemple du « Papy Voise », un fait divers très médiatisé survenu la veille du premier tour de la présidentielle de 2002. Un retraité était apparu devant les caméras le visage tuméfié, en larmes, devant sa maison incendiée par des délinquants. Un fort ressort émotionnel qui avait provoqué une vague d’indignation dans le pays, et qui, selon beaucoup, a joué un rôle majeur dans l’élimination du candidat socialiste Lionel Jospin et sûrement un peu aidé Jean-Marie Le Pen à accéder au second tour. Ce choc émotionnel, ça peut aussi être un grand site industriel qui ferme et licencie à tour de bras : tous les candidats pourraient rebondir dessus et viendraient « au chevet » des salariés, pour exprimer leur compassion et faire corps avec l’émotion du pays. Tous les prétendants à l'Elysée l'ont bien compris : c’est en grande partie l’émotion qui fait aujourd’hui l’élection.
Vous aimez cet article ? Abonnez-vous à la newsletter !

EN DIRECT

LES MALADIES

J'AI MAL

Bras et mains Bras et mains Tête et cou Torse et haut du dos Jambes et pied

SYMPTÔMES